Martha Nussbaum, L’Art d’être juste, l’imagination littéraire et la vie publique

trad. Solange Chavel, Climats, Paris, 2015

Ce volume, publié en 1995, est issu d’un cycle de conférences destiné aux étudiants de droit de l’Université de Chicago. Il touche de près aux rapports entre droit et littérature (Law and Literature) pour défendre deux thèses essentielles : que le récit littéraire est un outil crucial pour la pratique du droit ; que l’utilitarisme appliqué à l’économie est inefficace, et que le récit littéraire peut expliquer pourquoi.

La première thèse justifie le choix du titre anglais, Poetic Justice : par ce titre, Martha Nussbaum cite une stratégie importante pour la construction du récit. La justice poétique intervient quand l’histoire se termine par la rétribution équitable des personnages (les bonnes actions sont récompensées, les méchantes punies), en explicitant de la sorte leur valeur morale. Nussbaum n’analyse pas cette stratégie narrative, mais l’évoque pour montrer que le récit littéraire implique, dans sa construction même, un questionnement sur le droit et sur l’éthique.

La seconde thèse est issue de la critique de l’utilitarisme, que mènent Martha Nussbaum et Amartya Sen à partir de la théorie des capabilités (voir Creating Capabilities, 2011). D’après Nussbaum et Sen, une approche utilitariste, qui évaluerait le bien-être d'un individu en fonction de la quantité d'utilité, comme le plaisir ou le bonheur, qu'il retire des ressources et des biens dont il dispose, ne permet pas d’en mesurer la qualité de vie. Ce qui manque à cette approche, c'est l’appréciation qualitative des activités que nous sommes capables d'entreprendre (doings) et des types de personnes que nous sommes capables d'être (beings). Les capabilités sont ainsi les libertés réelles dont dispose chaque individu pour réaliser ses aspirations et ses potentialités. La littérature, en proposant d’imaginer ce que les personnes peuvent être et peuvent entreprendre, semble plus apte que l’économie à évaluer les capabilités et donc le bonheur possible des personnages.

Dans le chapitre consacré à la « Fantaisie », Martha Nussbaum critique les fondements de l’utilitarisme à partir de la représentation qu’en donne Dickens dans Temps difficiles. La commensurabilité des valeurs (l’idée selon laquelle toutes les valeurs peuvent être mesurées selon une seule échelle), l’agrégation (l’idée que le résultat de l’enquête se fonde sur la somme des cas particuliers), la maximisation (l’idée que le but d’un individu ou d’une société est d’obtenir le plus grande quantité d’un bien), ainsi que l’idée que les préférences des individus sont des données, que l’on pourrait détacher de leur histoire particulière, sont critiquées dans le roman qui montre, par la figure de Gradgrind, les limites d’une vision utilitariste du monde. La « fantaisie » littéraire, c’est-à-dire la capacité d’imaginer des situations et des individus autres que soi, dans toute leur complexité, loin d’être un usage dénué de scientificité, semble en revanche la seule pratique en mesure d’estimer véritablement le bien-être des individus, en soulignant leurs différences qualitatives, leur poursuite individuelle, ainsi que l’évolution constante de leurs façons d’être et d’agir.

Dans le chapitre consacré aux « émotions rationnelles », Nussbaum considère le pouvoir cognitif des émotions, et notamment des émotions que suscite le récit. Elle reprend l’ancienne querelle qui sépare, d’un côté, les héritiers de Platon, pour qui les émotions offusquent la raison, et de l’autre, les héritiers d’Aristote, pour qui les émotions sont une source d’humanité et de connaissance. Selon Nussbaum, la définition qu’Adam Smith donne du « spectateur impartial », dans sa Théorie des sentiments moraux, permet de comprendre pleinement le rôle du lecteur et d’apprécier le pouvoir réel de ses émotions. Par elles, chaque lecteur apprend à éprouver de la sympathie et à formuler un jugement moral qui clarifie sa compréhension des personnages et de la situation décrite par le récit. Cette clarification émotionnelle, selon Nussbaum, peut servir d’exemple, voire de guide, pour le travail du juge.

Dans « Des poètes pour juger », Nussbaum affirme que les récits littéraires, puisqu’ils nous font entrer dans la peau et les pensées de personnages très différents de nous, peuvent promouvoir une connaissance de l’autre et aider à juger plus équitablement de situations que nous ne connaissons pas. En ce sens, selon Nussbaum, la littérature permettrait de lutter contre les inégalités raciales, sociales et de genre, puisqu’elle conduit chaque lecteur à faire l’expérience de vies différentes de la sienne. La littérature serait ainsi à l’origine d’une « justice poétique » qui ne serait pas seulement fondée sur la rétribution des fautes, mais sur l’appréciation pleine du cas particulier que le récit nous propose, par la compréhension profonde de la qualité de chaque individu et de la valeur de ses aspirations.

Le parcours que propose Martha Nussbaum dans ce volume a le mérite d’exposer clairement et simplement différentes questions au croisement entre la philosophie et la littérature, qui touchent à la critique de l’utilitarisme, la théorie des émotions, la théorie de l’esprit, les capabilités et les recherches sur les liens entre droit et littérature. Temps difficiles de Dickens sert de fil rouge à ce parcours et éclaire de manière saisissante l’importance, en matière de droit, du jugement qualitatif, pour tenir compte de l’unicité de chaque individu, de ses projets et de ses aspirations au bonheur.

Enrica Zanin
Maître de conférence à l'Université de Strasbourg - membre du comité exécutif de Lethica