Il est riche, il est puissant, sa femme et son peuple l’aiment. Qui plus est, il est intelligent et sait résoudre toutes les énigmes. Et pourtant, Œdipe ne sait pas anticiper le malheur qui tombe sur lui et qui le rend, en quelques heures, pauvre, exilé et aveugle. Ce renversement inattendu, qui fait basculer le sort d’Œdipe, est au cœur de la tragédie et de la philosophie grecques.
C’est ce que révèle cet essai de Martha Nussbaum. Il s’agit, à mon sens, de son travail le plus novateur et le plus abouti, pour plusieurs raisons. D’abord, parce qu’il étudie ensemble des textes littéraires et philosophiques du IVe siècle avant notre ère, avec une réelle connaissance philologique et historique de leur contexte et de leur signification. Ensuite, parce qu’il démontre l’actualité de la pensée antique, qui permet de comprendre et d’expliquer la fragilité des aspirations humaines, par-delà les époques. Enfin, parce qu’il prouve que la littérature peut comprendre ce que la philosophie ignore : le fait que chacun est amené à agir dans un monde incertain, où la qualité de l’intention morale ne suffit pas à déterminer la qualité de l’action.
Au moment de la parution de ce livre, en 1986, ces trois affirmations étaient relativement inédites. Le débat philosophique considérait l’éthique comme une matière abstraite (la méta-éthique), objet de la philosophie analytique, sans aucun lien avec l’expérience ordinaire de la vie. Dans ce contexte, la littérature semblait très éloignée de la philosophie : sa nature particulière, narrative, asystématique était à l’opposé des concepts et des définitions nécessaires au débat philosophique. Certes, des recherches nouvelles semblaient contester ce paradigme : d’un côté, la pensée néo-aristotélicienne, promue par Alasdair McIntyre dans After Virtue (1981), remettait l’expérience éthique du sujet au cœur de la pensée morale ; de l’autre, la Moral Luck (1981), définie par Bernard Williams (qui fut le professeur de Nussbaum), dénonçait les limites d’une pensée éthique abstraite, qui ignorerait le contexte et les conséquences concrètes de la délibération. La « chance morale » se fonde en effet sur le constat qu’une intention bonne n’est pas suffisante pour réaliser une action bonne, puisque des circonstances imprévisibles, liées au hasard, affectent constamment nos choix, nos actions, et le résultat de nos actions.
Dans La Fragilité du bien, Martha Nussbaum montre que la moral luck est au cœur de la pensée aristotélicienne et des textes tragiques anciens. De la sorte, elle repense entièrement le corpus tragique et déplace les frontières de la philosophie. Le questionnement propre à la tragédie antique n’est plus le « sentiment du tragique » que la tradition idéaliste a cru lire dans les pièces, mais plutôt la fragilité de notre action dans le monde, puisque, comme l’écrit Aristote, la tragédie est la représentation d’hommes en action et du renversement de leur agir par des événements imprévisibles et inattendus. Dès lors, la valeur éthique d’un individu n’est pas définie une fois pour toutes par la qualité de son caractère et de son intention, comme le prétend Platon. Si la connaissance et l’éloge du bien suffisaient à garantir la qualité morale des citoyens, comme il est écrit dans La République, alors les poètes seraient tout à fait inutiles et il conviendrait de les chasser de la cité. Si, en revanche, comme l’affirme Aristote, il est nécessaire de voir des hommes « en action » pour en comprendre la qualité morale, alors la littérature est nécessaire à la formation de l’individu : c’est seulement en écoutant des récits et des histoires qu’on peut comprendre l’écart qui sépare notre bonté et notre vie bonne, notre désir de bien agir et le résultat effectif de notre action.
Les histoires d’Œdipe, d’Hécube, d’Agamemnon et d’Antigone nous montrent justement ceci : que la bonté et les qualités morales des héros ne les conduisent pas à vivre une vie bonne. Ce constat est au cœur des pièces antiques, que Nussbaum analyse avec soin (chapitres 2, 3 et 13), et fonde la théorie aristotélicienne de la tragédie (voir interlude II). La faute tragique (hamartia), le renversement de fortune (metabasis), la reconnaissance (anagnôrisis) marquent les étapes d’un dévoilement : le héros comprend que, quand il croyait agir bien et maîtriser la qualité de son action, il se trompait. Sa maîtrise n’était qu’illusoire : ses choix étaient posés dans l’ignorance de ses véritables désirs, des événements et des circonstances. Martha Nussbaum montre la cohérence intime de l’éthique aristotélicienne : si le récit d’hommes et de femmes en action sert l’apprentissage éthique, alors la Poétique peut aussi être lue comme le terrain d’application concrète des intuitions éthiques formulées dans l’Éthique à Nicomaque.
Pour mettre la tragédie au centre de la vie éthique, il est pourtant nécessaire de s’écarter des vues philosophiques proposée par Platon. Dès lors, la compréhension de l’éthique ne coïncide pas avec la contemplation de l’idée de bien, mais avec la prise en compte des croyances et des apparences (phainomena, chap. 8) ; la recherche du bonheur n’est pas seulement fondée sur la connaissance du bien, mais sur l’expérience concrète des événements contingents (chapitre 10) ; le bonheur est fragile car il n’est pas seulement issu de la contemplation du bien, mais aussi de la recherche active de biens extérieurs (chapitre 11). Sa fragilité est bonne, car elle révèle la valeur des biens qui sont les plus vulnérables et les plus précieux, c’est-à-dire, les liens particuliers d’amitié et d’amour. Ces liens sont bons, puisqu’ils développent les qualités morales du sujet, par la découverte même de leur fragilité (chap. 12).
Par l’analyse cohérente de la pensée de la tragédie antique, Martha Nussbaum pose un jalon essentiel dans l’éthique contemporaine et dans la compréhension des liens entre éthique et littérature.
Enrica Zanin
Maître de conférence Université de Strasbourg - membre du comité exécutif de Lethica