Cette anthologie, dont une seconde édition est parue en 2022 aux presses universitaires de Dijon, se présente elle-même comme un ouvrage « expérimental » et un « laboratoire pour la réflexion éthique » (p. 22). Il s’agit d’un recueil de textes théoriques et littéraires rassemblés par Marie-France Mamzer, professeure de médecine et d’éthique médicale à Paris Cité et par Maria Cabral, professeure de littérature française à l’université de Minho, en lien avec le projet SHARE d’humanités médicales mené entre 2018 et 2021 à l’université de Lisbonne.
Ce projet s’inscrit dans le développement de la médecine narrative, qui cherche à replacer l’histoire individuelle du malade au centre du processus de soin, de façon à remédier aussi bien à l’impersonnalité de la médecine fondée sur collecte technologique de données qu’à ses difficultés à traiter, non la douleur physique, mais ces souffrances plus existentielles causées par les maladies chroniques. Pour cela, la médecine narrative propose d’utiliser la lecture « de près » de textes littéraires comme un outil de formation permettant de rendre les praticiens plus attentifs au récit du patient et à l’histoire de sa maladie.
L’anthologie Osons la littérature se présente donc comme un outil pensé pour la formation. Le format des extraits proposés, qui vont d’une à trois pages, est parfaitement calibré pour une utilisation pédagogique et leur présentation s’accompagne d’un paratexte bref mais précis ainsi que de titres en forme d’« invites » (p. 95) qui peuvent constituer des amorces pour des exercices d’écriture ou pour des débats. Dans un entretien donné au site IRN Humanités médicales, Maria Cabral précise que l’ouvrage a été testé, pendant sa composition, dans des cours ou des séminaires afin d’avoir une idée de ses effets pédagogiques.
Concrètement, l’ouvrage s’organise en trois parties :
- La première présente une vingtaine de brefs textes théoriques issus de toutes les disciplines (sociologie, philosophie, analyse littéraire, sémiotique) et présentés par des critiques. Ces textes de Roland Barthes, Michel Foucault, Rita Charon, Cicely Saunders, etc., apportent des concepts pour penser l’éthique médicale. À un niveau plus réflexif, ils offrent aussi des clés de lecture pour aborder les textes qui vont suivre – l’extrait de Philippe Lejeune sur l’autobiographie préparant ainsi la lecture de nombreux extraits d’écriture de soi dans la suite du recueil.
- La deuxième partie – peut-être la plus riche de l’ouvrage – s’organise autour des grandes thématiques de l’éthique médicale comme la maladie, la souffrance, le deuil, la mort, l’hôpital, l’annonce d’une mauvaise nouvelle, la vieillesse, le handicap, l’addiction, le consentement ou la machine, auxquelles est à chaque fois associée une série d’extraits d’œuvres littéraires, brièvement présentées par un spécialiste des auteurs en question. C’est dans cette partie qu’on perçoit l’apport de la littérature pour la réflexion éthique. Les sections sur « La décision et le consentement » ou sur « L’annonce d’une mauvaise nouvelle » s’avèrent ainsi particulièrement riches et prouvent que l’immersion dans un texte fictionnel peut apporter un point de vue inédit sur des questions traitées par ailleurs par l’éthique.
- La troisième partie se veut enfin une tentative d’« évasion ». Beaucoup plus ouverte que les deux autres, elle présente des extraits de textes sans commentaire ni paratexte, jouant sur l’effet de surprise, de décalage ou d’étrangeté pour prolonger la réflexion. C’est ainsi qu’un extrait soigneusement découpé de Frritt-Flacc de Jules Verne joue sur l’exotisme des termes et presque la poésie des sonorités pour questionner le rôle social du médecin, ou qu’un extrait de Fantasia de Théophile Gautier expose une hallucination en apparence jubilatoire mais sous laquelle transparaît un début de douleur sourde, particulièrement efficace pour revenir de manière nuancée sur la question de l’« Addiction » abordée dans la partie précédente. On notera que certains des textes publiés ici sont des quasi-inédits, comme le poème « À quoi sert un arbre ? demande l’enfant » de Michel Tournier (p. 328) ou des premières traductions en français (comme ce magnifique extrait de Wendy Mitchell, Somebody I Used to Know, 2018, p. 257-259).
On ne peut que se féliciter de la parution d’un tel ouvrage, qui met à l’honneur la littérature et son apport dans la pratique médicale la plus concrète. Seul un parti-pris mériterait peut-être d’être discuté : il s’agit du peu de place laissée à l’historicité des questions éthiques – malgré l’extrait de Michel Foucault p. 49. L’introduction, en particulier, évoque l’« éternel présent de la lecture », des « problématiques invariantes depuis l’Antiquité », des questions qui se posent « depuis tout temps », de même que la quatrième de couverture promet un « parcours intemporel ». Or, dans une perspective pédagogique, il aurait été utile d’avoir plus d’éléments permettant de faire comprendre que les questions d’éthique ne sont justement pas des questions éternelles mais qu’elles adviennent parfois brusquement, sous le coup de « Révolutions morales », et qu’elles sont par conséquent indissociables de problèmes sociaux et politiques plus généraux. Dans cette perspective, la lecture individuelle, sur laquelle parie l’ouvrage, gagnerait à être replacée dans un environnement discursif plus large, comme le faisait par exemple Susan Sontag à propos des représentations et des discours qui entouraient le cancer (La Maladie comme métaphore, 1977). Mettre la littérature à l’honneur ne doit pas faire oublier que certains mots, certaines représentations ou certains récits peuvent interférer de manière plus négative dans le processus thérapeutique. Il n’en demeure pas moins qu’Osons la littérature ouvre des pistes utiles, nécessaires et concrètes sur l’apport des études littéraires à la pratique médicale.