Langue maternelle et écriture

En France, l’écriture monolingue est volontiers mise en avant et présentée comme une norme. Pourtant, nombreux sont les auteurs qui décident, pour des raisons variables, de ne pas écrire dans leur langue maternelle ou, du moins, d’écrire partiellement dans une autre langue. Quatre cas permettront ici d’illustrer ce phénomène.

L’une des causes d’abandon de la langue maternelle peut être l’histoire individuelle de l’écrivain. C’est ainsi pour des raisons historiques que la poétesse luxembourgeoise Anise Koltz (1928-2023) décida de choisir le français comme langue d’expression primaire. En 1971, lorsque son mari mourut des suites des mauvais traitements subis pendant la Seconde Guerre mondiale, elle se sentit obligée de renier l’écriture en allemand : il lui sembla logique de refuser d’écrire dans la langue de ceux qui avaient ôté la vie à son mari. Le cas d’Anise Koltz permet ainsi de mieux saisir la construction de l’altérité linguistique comme un phénomène ancré dans l’existence du locuteur : l’usage de la langue étrangère est ressenti comme déterminante dans la perception de la différence entre l’autre et soi. Les écrits en français de la poétesse portent cependant toujours la trace de sa première langue d’expression. Ainsi que le note Michèle Finck (Anise Koltz l’inapaisée, 2019) « Ce plurilinguisme interne, qui fait la force de l’œuvre en français d’Anise Koltz, peut être glosé ainsi : dans les strates profondes de la poésie française d’Anise Koltz, on entend très distinctement travailler non seulement la langue mais aussi la culture allemande ; l’héritage de la culture et de la langue allemande matricielles met sans cesse sous tension la langue poétique française d’Anise Koltz et cette tension maximale fait tout le prix de la poésie d’Anise Koltz. »

Le cas du poète portugais Fernando Pessoa (1888-1935) est différent : il apprend le français à l’école en Afrique du Sud et bénéficie de la compétence francophone de sa mère (voir Pascal Dethurens, Pessoa : l’œuvre absolue, 2006). Dans son cas, le français agit moins comme une langue d’expression que comme un moteur d’écriture. Le poème dramatique O Marinheiro a ainsi été rédigé en français avant d’être poursuivi en portugais. La langue française fonctionne donc comme langue d’inspiration littéraire et aide le poète à trouver l’élan nécessaire.

Pour Zahida Darwiche Jabbour, écrivaine libanaise, et Ahmadou Kourouma (1927-2003), écrivain ivoirien, il s’agit de montrer la part du bilinguisme dans la littérature francophone. En effet, tous les deux ont le français pour langue seconde. L’une parle avant tout l’arabe et l’autre une « langue orale négro-africaine » comme il le dit dans son article « Écrire en français, penser dans sa langue maternelle ». Pour Darwiche Jabbour, il existe une séparation claire entre les langues : le français agit comme « langue de liberté, celle aussi qui dit le mieux peut-être les angoisses de l’être qui souffre, s’interroge, se révolte et ose remettre en question toutes les certitudes, même les plus consacrées », tandis que l’arabe reste « la langue de la collectivité, de la religion et du surmoi ». De son côté, Kourouma pose la problématique d’une écriture en français et d’une réflexion dans sa langue maternelle. Il note qu’il s’agit de reproduire en français le cheminement de la pensée dans la langue maternelle. Pour lui, il s’agit surtout de montrer que les auteurs francophones peuvent apporter des éléments de leur culture et ainsi créer une francophonie ouverte et multiculturelle qui voit le français comme un bien commun. Il attache alors une certaine importance au bien-être des communautés francophones et à la bonne entente de ces dernières.

Pour conclure , nous pouvons retenir qu’il y a de nombreuses raisons pour lesquelles les auteurs décident d’écrire dans une autre langue que leur langue maternelle. Il ne s’agit pas de montrer que cette langue est le seul garant de vérité, mais que chaque langue véhicule sa part de vérité. Le choix d’une langue n’est alors pas symptomatique d’un refus de vérité ou de dépersonnalisation, mais plutôt d’une quête de justesse, de finesse. Idée que nous retrouvons également chez Hana Voisine-Jechova dans son article Peut-on choisir sa langue ? paru dans la Revue de littérature comparée en 1995. Le français aide les auteurs en tant que moteur d’écriture, il leur permet aussi de transmettre leurs points de vue politiques, de mieux exprimer leurs angoisses, leurs incertitudes, et de mettre en avant la beauté et la multiculturalité de la littérature francophone. Nous pouvons finir en rappelant la vision idéaliste de la poésie qu’avait Pessoa qui, selon lui « doit être composée et exprimée dans une langue quelconque comme si toute création littéraire était le résultat de la traduction du langage de l’esprit vers une langue naturelle. »

Daniel AFONSO ARAÚJO - étudiant DU Lethica