Jean-Claude Passeron, Jacques Revel (dir.), Penser par cas

Paris, éditions de l’EHESS, 2005

Paru en 2005, cet ouvrage collectif devenu une référence diagnostiquait un changement de « style scientifique » (p. 37) dans les sciences de l’homme : la revendication théorique d’une pensée par cas, ouverte notamment par Carlo Ginzburg en 1979. Dix-sept ans plus tard, en plein débats sur l’enquête ou sur les usages du récit dans les sciences sociales, force est de constater que les questions posées par l’ouvrage étaient les bonnes et que ses conclusions, très ouvertes, le rendent encore stimulant à lire.

Abordant de front toutes les formes de cas, des monstres théoriques en mathématiques jusqu’aux « prises de réel » (p. 255) des sciences humaines, l’ouvrage assume le caractère hétéroclite de ses exemples ainsi que l’abstraction de ses synthèses, traquant le dénominateur commun derrière ces façons de penser. L’objectif est de montrer que la pensée par cas ne procède justement pas « au cas par cas », mais qu’elle obéit à des règles formalisables sur le plan pratique et scientifique.

Concernant la pratique, plusieurs contributions traitent de domaines – éthique, bioéthique, droit – où les « cas » naissent d’un conflit entre règles ou valeurs, et constituent autant de décisions délicates à rendre. La question que pose l’ouvrage est alors de savoir s’il existe une méthode permettant la résolution de ces problèmes. Une partie des contributions dialogue ainsi avec l’essai d’Albert R. Jonsen et de Stephen Toulmin, The Abuse of Casuistry (1988), dont l’introduction, traduite en français, est jointe au recueil (p. 95-128) et dont les thèses sont résumées pages 146-149. La résolution des cas de conscience a toujours fait intervenir des outils théoriques comme la notion de circonstances en rhétorique ou la mise en série des cas dans des recueils. En revanche, depuis les années 1970, la casuistique n’est plus seulement méthodique mais aussi méthodologique, au sens où ses procédés sont explicités et débattus. La contribution de Francis Zimmermann dresse un bilan suggestif de cette mutation (p. 157) : on serait passé d’une « doctrine casuistique », fondée sur des normes éternelles comme le Décalogue, à une « méthode casuistique », dialogique et démocratique, admettant l’historicité de ses valeurs et la définition par consensus de ses normes.

À côté de ce questionnement sur la pratique casuistique, l’ouvrage propose une formalisation de la pensée scientifique par cas. Dans toutes les sciences, un cas problématique peut amener les savants à corriger leur théorie, à la contextualiser ou à admettre une exception. Dans les sciences de l’homme néanmoins, les cas ne sont pas seulement des obstacles féconds mais bien l’une des données premières de la connaissance. Est-il possible de formaliser ce type de raisonnement construit à partir d’une série de cas singuliers ? Pierre Livet propose d’utiliser la notion de logique non-monotone, où les connaissances en jeu sont révisées au fur et à mesure de l’opération logique, et où les exceptions et le contexte jouent un rôle majeur. L’introduction de l’ouvrage reprend ce cadre théorique pour opposer la pensée par cas aux épistémologies verticales des sciences expérimentales qui s’élèvent par induction des faits aux lois générales, ou des mathématiques qui descendent par déduction des principes à leurs conséquences. Les sciences fondées sur les cas mobilisent une épistémologie plus horizontale (p. 26), dans laquelle un cas « stylisé » rend intelligibles d’autres cas et oriente les observations futures.

Ces synthèses n’épuisent toutefois pas l’ouvrage, qui détaille aussi des exemples variés, allant des mathématiques de la Chine ancienne au droit du Moyen Âge, l’histoire de l’art de la Renaissance, la psychiatrie du xixe siècle ou la bioéthique américaine actuelle… Dans son avertissement (p. 8), l’ouvrage assume le fait qu’il est lui-même une collection de cas, dont la réunion rend intelligibles (davantage qu’elle explicite) les modalités de ces raisonnements. En se prenant elle-même comme sujet, la pensée par cas produirait donc sa propre épistémologie.

Énormément cité, et disponible en accès libre sur https://books.openedition.org/, il s’agit-là d’un ouvrage de référence qui reste d’actualité, même s’il faudrait sans doute le compléter aujourd’hui par les travaux en épistémologie historique qui, cette dernière décennie, ont insisté sur l’historicité – non linéaire et difficilement réductible à une unique théorie – de ces modes de raisonnement.

Lucien Derainne, chercheur postdoctoral, Université de Strasbourg
Unité de recherche : Configurations littéraires (UR 1337)