Jacques Rancière, La Mésentente : Politique & philosophie

Paris, Galilée, 1995.

Deuxième volet de trois ouvrages consacrés, entre autres, à la redéfinition du concept de peuple en tant que « communauté du litige » (Aux bords du politique, 1990 ; La Haine de la démocratie, 2005), La Mésentente se présente comme l’analyse d’une contradiction implicite dans la définition de la politique en tant qu’« activité qui a pour principe l’égalité » (p. 10). Un processus existe en fait, qui vise à distribuer, selon les intérêts de quelques-uns, ce qui est par ailleurs considéré comme étant commun à tous les membres d’une communauté. En revenant sur le commencement de la théorie politique occidentale et tout particulièrement sur la définition aristotélicienne de l’homme en tant que seul être doté de parole (logos), Rancière rappelle que le privilège de ce dernier consiste dans la possibilité qu’il a de distinguer ce qui est juste de ce qui est injuste en s’exprimant également au nom de ceux qui ne possèdent que la voix (phroné) : les animaux, mais aussi le peuple, rejeté du côté des bêtes car capable uniquement de râler. C’est sur cette distinction, sur ce tort même, que se fonde la distribution du pouvoir dans la cité. Tous ceux qui n’ont pas accès à la parole en tant que pouvoir de discerner entre le bien et le mal se voient cantonnés dans la sphère du « bien commun » et surtout de la « liberté ». « Le peuple, ce n’est rien d’autre que la masse indifférenciée de ceux qui n’ont aucun titre positif – ni richesse, ni vertu – mais qui pourtant se voient reconnaître la même liberté que ceux qui les possèdent » (p. 28). Ces gens, continue Rancière, sont libres comme les autres et « c’est de cette simple identité avec ceux qui par ailleurs leur sont en tout supérieurs qu’ils font un titre spécifique : le dèmos s’attribue comme part propre l’égalité qui appartient à tous les citoyens » (ibid.). Ce que le peuple apporte à la communauté, c’est ce que Rancière appelle le « litige » (p. 29). Ceux qui revendiquent une part de bien commun, précise-t-il, sont jugés inexistants (plus précisément inaudibles) par ceux qui ont forgé ce concept. Individus sans propriété – qu’ils soient les pauvres de l’Antiquité, le tiers état ou le prolétariat moderne –, ils n’ont en effet d’autre choix que de se considérer inexistants ou comme coïncidant avec la communauté toute entière. En fin de compte, l’existence de cette catégorie d’hommes sans qualités, qui sont à la fois rien et tout, est ce qui permet à la communauté d’exister en tant que communauté politique. Le conflit entre différentes parties de la communauté est donc au cœur de la politique, qui devient proprement le lieu d’expression de la mésentente. Plus qu’un malentendu ou un désaccord, la mésentente est une « querelle première sur ce qu’implique l’entente du langage » (p. 77). Autrement dit, elle est le moment où les présupposés d’une communication sont révoquées par l’un des deux interlocuteurs, qui en dénonce l’opacité.

Rancière introduit alors une catégorie à la fois antagoniste et complémentaire de celle de politique, qui lui permet de s’expliquer sur le processus d’appropriation et de resignification de concepts, comme celui de « liberté » et « bien commun » imposés par les dominants afin de contrôler les dominés. Il s’agit de la catégorie de « police », par laquelle Rancière entend l’ensemble des mécanismes de transparence et secret par lesquels les communautés se forment et expriment leur consentement, la manière dont les pouvoirs se structurent, les rôles et responsabilités sont répartis, ainsi que les méthodes qui justifient cette répartition. La police est ainsi d’abord « un ordre des corps qui définit les partages entre les modes du faire, les modes d’être et les modes du dire » (p. 52), qui fait que tels individus sont assignés par leur nom à telle place et à telle tâche ; « c’est un ordre du visible et du dicible qui fait que telle activité est visible et que telle autre ne l’est pas, que telle parole est entendue comme du discours et telle autre comme du bruit (ibid.). En s’appuyant sur la lecture faite par Pierre-Simon Ballanche de la sécession sur l’Aventin racontée par Tite Live (considérée par le philosophe du XIXe siècle comme le moment d’institution d’une « scène nouvelle » où la voix des plébéiens se dresse et se saisit de la parole des patriciens) ou sur la candidature de Jeanne Deroin à des élections auxquelles elle n’a pas le droit de se présenter (en tant que femme en 1849), Rancière défend l’idée selon laquelle le geste politique par excellence consiste dans le fait paradoxal de se « subjectiver » par l’abandon de sa propre subjectivité, c’est-à-dire par le choix de se désidentifier des attaches individuelles établies et jugées naturelles par l’ordre social (qui est un ordre policier). À l’encontre d’une conception de la vie politique comme étant idéalement fondée sur la reconnaissance mutuelle des individus et de leurs revendications, Rancière critique les idylles des philosophes prônant une manière d’être politique qu’ils appellent démocratie, et qui n’est à son avis rien d’autre que la liquidation de la mésentente, au profit d’un consensus faussement construit sur l’identification du peuple avec l’opinion commune.

Matilde Manara - Configurations littéraires