Voici un étrange objet : la présentation d’une controverse scientifique entre Leibniz et Newton sous la forme d’un « scénario [de] téléfilm » ! Le point de départ de cet « improbable pari » (p. 161) est une énigme ou une « anomalie » de l’histoire des sciences. Lors des controverses qui opposèrent Leibniz à Newton, autour de l’invention du calcul différentiel et de la compréhension mathématique du monde, Newton accepta comme porte-parole le théologien Samuel Clarke qui échangea en son nom plusieurs lettres avec Leibniz entre 1715 et 1716. Or, comme le souligne Isabelle Stengers, Clarke défend une conception du monde comme miracle perpétuel qui semble aller à l’encontre de la physique newtonienne et il commet plusieurs erreurs factuelles montrant qu’il n’a « rien compris à Galilée » (p. 11). Pourquoi Newton a-t-il accepté d’être représenté par quelqu’un dont les arguments devaient l’irriter ? À partir de cette interrogation, Isabelle Stengers ébauche ce qu’elle appelle une « Scientifiction ». Ce genre littéraire « engagé », inventé de concert avec Françoise Bastide, Bruno Latour (Amaris, ou l’amour des techniques, 1992) et Denis Guedj (Le Théorème du perroquet, 1998), part d’un constat d’échec de la vulgarisation traditionnelle, qui non seulement traite le public comme un « ignorant » mais qui en plus échoue dans sa tâche d’intéresser à la science. Non sans provocation, Isabelle Stengers estime que « ce public a bien raison de ne pas se laisser intéresser, car ce à quoi on lui demande de s’intéresser n’est pas du tout ce qui intéresse les producteurs de ce savoir » (p. 163). De là le projet de la scientifiction : faire le pari que le public s’intéressera à un problème scientifique si et seulement si on lui montre pourquoi les savants eux-mêmes s’y intéressent. En mettant en intrigue une controverse ou une invention scientifique, on se donne alors les moyens de créer un « rapport de pertinence » entre le public et le point de vue des scientifiques.
Mettant ce programme en pratique, le scénario exposé dans le livre se lit avec beaucoup de plaisir et parvient à susciter un vrai intérêt littéraire allant au-delà de l’intérêt intellectuel. La fiction proposée s’avère particulièrement efficace pour faire comprendre, par les dialogues ou la mise en scène, les grandes thèses d’Isabelle Stengers sur la science comme dans cette confrontation frappante entre Newton et le roi (p. 110-115) où le physicien commence par « faire parler les faits » grâce à un dispositif expérimental spectaculaire, puis se sert de l’autorité ainsi produite pour statuer sur des questions théologiques ou politiques en faisant taire ses adversaires. Dans cette intrigue, qui croise la politique internationale des monarchies aux problèmes scientifiques, le lecteur comprend vite que la résolution de l’énigme présentée en introduction (pourquoi Newton se laisse-t-il représenter par Clarke ?) ne sera pas l’essentiel. Comme l’annonce le titre du livre, croisant La Guerre de Troie n’aura pas lieu de Giraudoux avec l’expression « science war » qui évoque les polémiques déclenchées par l’affaire Sokal en 1996, Isabelle Stengers cherche avant tout à se positionner par rapport à ces débats récents. L’opposition entre Newton, physicien « positiviste » qui ne cesse de déclarer qu’il « ne fait pas d’hypothèses » et Leibniz, philosophe qui cherche la raison des choses, semble au premier abord faire écho à l’opposition du physicien Alan Sokal aux philosophes constructivistes. Tout l’enjeu du texte d’Isabelle Stengers est alors de faire exploser l’image traditionnelle de Newton en insistant sur ses contradictions : maître de la monnaie de l’Angleterre, chargé de poursuivre les faux-monnayeurs, il se livre en même temps à des expériences d’alchimie visant à produire de l’or, et utilise les mots d’ordre scientifiques (ne pas faire des hypothèses) pour ne pas avoir à révéler ses véritables conceptions de l’univers. À l’inverse de ce Newton en partie irrationnel, Leibniz est présenté comme un philosophe soucieux de conciliation, féministe avant l’heure. On peut s’étonner de voir Leibniz devenir un quasi porte-parole de la pensée d’Isabelle Stengers, quand on connaît, par d’autres travaux (John Elster, Laurent Loty…), ses liens au capitalisme naissant. L’opposition tranchée entre les deux personnages a néanmoins une vraie efficacité narrative et elle est contrebalancée par un effort de restitution du contexte historique qui permet de désamorcer une lecture qui se contenterait de faire du passé un reflet analogue du présent, sur le mode du « déjà ». L’enjeu est plutôt d’exploiter les possibles ouverts par la fiction et le dépaysement historique pour réussir à penser l’état présent des sciences comme le résultat d’un « choix » qui aurait pu être différent (p. 182).
Lucien Derainne – Configurations littéraires