L’invisibilité sociale est une thématique de plus en plus importante, aussi bien dans les travaux sociologiques que dans les luttes sociales, et elle s’est imposée, ces dernières décennies, comme une préoccupation majeure de la littérature contemporaine : « l’une des principales utopies politiques qu’on peut retrouver chez les écrivains contemporains [n’est] plus celle, aujourd’hui largement congédiée, du parler à la place de, mais celle, plus courante, qui consiste à vouloir, comme chez Rosanvallon et bien d’autres, rendre visibles les invisibles ou donner la voix aux sans-voix » (J. Huppe, 2021).
Cependant, l’invisibilité sociale est loin d’être un concept clair et unifié. Si l’on emploie l’expression sans plus de précision, elle peut s’appliquer à des situations non seulement différentes mais même opposées, comme passer inaperçu parce qu’on est dans la norme ou être invisibilisée parce qu’on se trouve en dehors, si bien que les personnes invisibles « ne forment pas une classe homogène » (S. Beaud et alii, 2006, p. 11). Tantôt privilège recherché pour la protection qu’il confère, tantôt stigmate combattu, l’invisibilité sociale est suffisamment malléable pour que près de la moitié de la population française s’en estime victime, suivant le rapport du Crédoc commandité par l’ONPES en mars 2016 qui parle d’une « omniprésence du sentiment d’invisibilité ».
Pour clarifier cette notion, on peut distinguer plusieurs manières de la comprendre, de la plus littérale à la plus métaphorique.
L’invisibilité sociale peut d’abord désigner un phénomène qui se produit dans les interactions, lorsqu’une personne « regarde à travers » une autre. Axel Honneth donne l’exemple des maîtres qui se déshabillaient devant leurs serviteurs comme si leur regard n’importait pas ou des femmes de ménage que les gens semblent ne pas voir (2004, p. 138). Dans tous ces cas, la personne invisible est bien perçue par autrui mais non reconnue en tant que sujet. L’ONPES, dans son rapport de 2016, exemplifie cette définition en se référant à une expérience lors de laquelle des volontaires, déguisés en SDF, s’étaient installés en bas de chez eux : leurs proches ne les reconnaissaient pas lorsqu’ils passaient à côté d’eux (ONPES, 2016, p. 23). Dans ce cas, l’invisibilité n’est pas une métaphore : les individus sont, en un sens, littéralement invisibles en tant que sujets aux yeux d’autrui.
L’invisibilité sociale peut ensuite être comprise par rapport aux normes dominantes d’une société, deux cas opposés découlant de cette perspective.
- Les individus qui se situent en dehors des attentes de la norme courent le risque d’être « masqués par les images toutes faites » (S. Beaud et alii, 2006, p. 11). Cette forme d’invisibilité décrit en particulier la situation des catégories de personnes très médiatisées ou sur lesquelles il existe des stéréotypes ou des imaginaires collectifs, comme c’est le cas pour les drogués, les prostituées, les banlieusards, les minorités visibles… L’exemple des femmes « voilées » est très parlant (F. Ajbli, 2016) : à cause de tous les discours politiques sur ce choix religieux ou vestimentaire, une femme qui porte le foulard dans la rue attire le regard ; néanmoins, elle n’est pas vue en tant que personne singulière, précisément car les gens ne voient que le stéréotype diffusé par les discours, si bien qu’elle est à la fois hyper-visible en tant que symbole et invisibilisée en tant que sujet.
- À l’inverse, les individus qui correspondent en tout point à la norme sont eux aussi « invisibles » mais dans un sens très différent. Ils ont l’invisibilité des gens « sans qualité », caractéristique des « vies non exposées, qui ne tranchent par aucune qualité remarquable le continuum de la quotidienneté » (G. Le Blanc, 2009, p. 6). Même si cette invisibilité peut passer pour un privilège, comparée aux invisibilités stigmatisantes, elle peut aussi être une source de souffrances, par exemple pour la classe moyenne.
Dans une acception plus métaphorique, l’invisibilité sociale peut également être comprise en lien avec la représentation médiatique, artistique ou politique, deux sentiments relevant en particulier de cette catégorie. Le premier – qui conserve véritablement un lien à la visibilité – est le sentiment de ne pas être représenté dans les médias, l’art, les manuels scolaires, les directions d’entreprises… C’est de cette catégorie que relèvent toutes les luttes pour la visibilité des femmes ou des différentes formes de minorité. Le second sentiment, où l’expression « invisibilité » prend un sens beaucoup plus métaphorique, est le sentiment qu’« on ne s’occupe pas de nous », sentiment d’être délaissé par les politiques publiques, les institutions, l’aide sociale… Ce type de problème se décrirait toutefois peut-être mieux par la métaphore de l’inaudible que de l’invisible.
Enfin l’invisibilité sociale peut aussi s’appliquer, de manière abstraite, non plus à des personnes, mais à des modes de pensée, des formes alternatives d’économie, des modèles sociaux ou politiques que le modèle hégémonique empêche d’exister complètement. C’est ainsi que Boaventura de Sousa Santos en appelle à une « épistémologie de l’aveuglement » attentive aux « savoirs absents » et aux « réalités opprimées, étouffées ou marginalisées » (2016, p. 229).
Toutes ces formes d’invisibilités provoquent des souffrances psychiques, varient selon le temps et le lieu, et peuvent s’additionner les unes avec les autres.
La lutte contre l’invisibilité sociale soulève de délicats problèmes politiques et éthiques, en particulier lorsqu’elle n’est pas menée par les personnes qui la subissent mais par des intellectuels ou des chercheurs et chercheuses. Donner de la visibilité à une personne, n’est-ce pas aussi l’exposer ou la rendre vulnérable face à un pouvoir qui s’exerce souvent sous la forme d’une surveillance ? Offrir une représentation scientifique, médiatique ou artistique à quelqu’un, est-ce suffisant pour combler un manque de représentation politique ? De manière plus générale, la métaphore de la visibilité est-elle pertinente pour décrire des formes d’oppressions sociales ou ne serait-elle pas un emprunt aux injonctions de la culture numérique à se rendre visible ? C’est pour problématiser et gérer tous ces risques politiques et éthiques que les projets sur l’invisibilité sociale optent souvent pour un dialogue entre sciences sociales et littérature, à l’image de Guillaume Le Blanc, auteur d’un essai sur L’invisibilité sociale aux PUF puis d’un roman sur ce thème, La Femme aux chats (2014), paru dans la collection « Raconter la vie » dirigée par Pierre Rosanvallon. La littérature permet d’entretenir un « inconfort méthodologique » (Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête, 2019, p. 14) qui, à défaut de résoudre toutes ces questions, aide au moins à les problématiser.
Bibliographie
- Fatiha Ajbli, « Les françaises "voilées" dans l’espace public : entre quête de visibilité et stratégies d’invisibilisation », Nouvelles Questions féministes, n°35, 2016/1, p. 102-117.
- Stéphane Beaud, Joseph Confavreux, Jade Lindgaard, La France invisible, Paris, La Découverte, 2006.
- Axel Honneth, « Visibilité et invisibilité. Sur l’épistémologie de la "reconnaissance" », Revue du MAUSS, n°23, 2004/1, p. 137-151.
- Justine Huppe, « L’invisibilité sociale est-elle soluble dans la littérature ? Gilets jaunes et délégations littéraires en déroute », Elfe XX-XXI, n°10, 2021.
- Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, Paris, PUF, 2009.
- Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, « L’invisibilité sociale : une responsabilité collective », rapport de 2016.
- Pierre Rosanvallon, Le Parlement des invisibles, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014
- Boaventura de Sousa Santos, Épistémologies du sud. Mouvements citoyens et polémiques sur la science, Desclée de Brouwer, 2016.
Cette notice est une synthèse des réflexions produites collectivement lors du séminaire « Enquête et éthique » du D.U. Lethica de janvier à mai 2023 :
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