Philosophe et musicien, auteur de plusieurs essais remarqués sur l’écologie politique et fondateur de la plateforme électronique Alienocene, Frédéric Neyrat revient, dans ce petit livre lumineux, sur la genèse de l’afrofuturisme autant que sur sa force subversive – en illustrant notamment cette dernière par son propre cheminement critique. Il le reconnaît en effet d’emblée : explorées dans de précédents ouvrages (Surexposés : le monde, le capital, la terre, 2005 ; Biopolitique des catastrophes, 2008 ; La part inconstructible de la Terre. Critique du géo-constructivisme, 2016), certaines de ses préoccupations comme « l’Anthropocène, la situation de la Terre, la place de la technologie, la fin du monde, la fonction de l’impossible en politique » (p. 9) ainsi que « les concepts qui [lui] sont familiers » se sont trouvés « reprogrammés sous le coup d’une lame de fond noire et brillante, solaire et anticoloniale, mythique et politique » (p. 10).
Au départ de ce livre, il y a donc la « rencontre avec les sons et les gestes de l’Afrofuturisme », en commençant par la musique de Sun Ra, et la volonté de prendre au sérieux ce qui s’y trouve affirmé autant qu’expérimenté. Que fait et que dit en effet le compositeur afro-américain dans ses plus célèbres albums, ou dans les multiples entretiens qu’il a prodigués ? En premier lieu, que notre perspective sur le monde doit nous venir de l’espace (Space is the place), mais aussi qu’il est personnellement originaire de Saturne et qu’il a pour mission, avec sa musique, d’interpeller la Terre (Calling Planet Earth) depuis une temporalité post-apocalyptique qui n’a plus rien d’historique (It’s after the End of the World) et depuis un lieu, l’espace, qui n’en est pas un puisqu’il ne peut se figurer que sous la forme d’un vide, d’un néant. Partant, Sun Ra n’a d’autre choix que de viser l’impossible : « Je dois jouer des choses qui sont impossibles » ; « Tout ce qui est possible a été fait par l’homme ; je dois m’occuper de l’impossible… » [1].
Frédéric Neyrat identifie dans ces propositions une révolution morale sur laquelle il bâtit à son tour son essai. À rebours de la logique coloniale ou occidentale, qui présuppose en effet un néant, un zéro pour fonder la positivité de l’un, et qui ne définit jamais l’autre qu’à partir de la privation d’une telle positivité, en élaborant notamment des séries d’oppositions binaires et hiérarchiques (le civilisé vs le primitif, la raison vs la pensée prélogique, la science vs la magie, l’Europe vs l’Afrique, etc.), ainsi que l’ont très bien montré Valentin-Yves Mudimbe et Achille Mbembe dans leurs divers écrits[2], Sun Ra réhabilite et revalorise positivement le pôle dit inférieur, qui faisait jusque-là office de repoussoir ou de contre-point. Avec lui, le zéro redevient un point de départ (« Tout part du zéro », p. 21) et autant qu’une figure, le Noir devient un « infini » de l’espace inter-sidéral – « l’obscurité majeure qui règne dans l’univers : la matière observable ne constituant que 5% de l’univers, à quoi s’ajoute 27% de matière noire et 68 % d’énergie noire, l’une et l’autre n’étant détectables qu’indirectement, par leurs effets » (p. 44-45) nous rappelle opportunément Frédéric Neyrat. La Terre peut dès lors s’appréhender à partir d’un cosmos qui l’englobe et la dépasse, tandis que la raison et la science doivent restituer leur préséance au mythe et à la magie qui les précèdent.
En restaurant une positivité au monde noir, la révolution morale promue par Sun Ra s’accompagne donc également d’un « retournement ontologique majeur », lequel permet de « libérer la Terre » et de « renverser la hiérarchie de l’Anthropocène » en sapant, par la même occasion, les trois réductions qui caractérisent cette dernière, à savoir « l’anthropocentrisme, le géocentrisme et le leukocentrisme ». Dès son premier chapitre, Frédéric Neyrat les déconstruit avec brio. Il rappelle d’abord combien « l’arraisonnement de la nature terrestre » ou sa prise de possession par l’homme au moyen des sciences modernes et de l’industrie, à compter du XVIIe siècle, a permis le développement d’« un capitalisme détruisant souverainement les conditions du vivant » (p. 40). L’Anthropocène se définit alors par la subordination croissante de notre planète à nos technologies, qui posent « le genre humain – ou plus exactement les sociétés du Grand Nord, les sociétés les plus dominantes économiquement – comme puissance géomorphologique, c’est-à-dire une puissance de transformation générale de la Terre, de son sous-sol (soumis à l’extractivisme, au déplacement des minerais et métaux selon les lignes de force de la globalisation capitaliste) jusqu’à son atmosphère (d’où bien entendu les changements climatiques), en passant par ses océans (acidifiés) et ses forêts (de plus en plus dépeuplées) » (p. 23). On comprend aisément comment les deux autres réductions découlent ensuite de la première, l’anthropocentrisme : si l’humanité se trouve en effet posée comme « le seul sujet-responsable en dernière instance de l’Anthropocène » (p. 25), elle se limite aussi très largement, dans le même temps, à sa composante « blanche » (leukocentrisme), tant sur le plan des développements et des effets délétères des technologies industrielles, que sur le plan (géo)politique : « [l]e nom d’homme fut donné au seul blanc » accusait déjà l’ancien esclave et militant anticolonialiste africain Félix Darfour, voici plus de deux siècles, dans le premier numéro de L’Éclaireur haytien ou le parfait patriote. Journal politique, commercial et littéraire (5 août 1818). Et si la géo-technologie dominante s’avère dans les faits « une technologie blanche (leukos,en grec), c’est-à-dire ontologiquement fondé sur le rejet de ce qui est Noir, ce terme renvoyant aussi bien à la question raciale […] qu’à l’espace intersidéral et son inquiétante obscurité » (p. 26), on comprend mieux que le géocentrisme fasse ici office de terme intermédiaire en désignant l’attention exclusive qui est accordée à la Terre comme « système-objet » (p. 25) susceptible d’être modelé et exploité à loisir. De ce point de vue, les actuels projets de géo-ingénierie visant à maîtriser l’atmosphère pour mieux contrer le réchauffement climatique, ou à terraformer les parties encore inexploitées ou sous-exploitées du globe, tels que Frédéric Neyrat les étudiait précédemment dans La Part inconstructible de la Terre, ne constituent qu’une exacerbation de cette logique de modélisation planétaire intégrale qui passe aussi par la numérisation exponentielle, de l’ADN au climat en passant par toutes les surfaces terrestres.
Critique de longue date de telles évolutions, penseur d’une écologie politique qui restitue à l’utopie et à l’impossible leurs fonctions mobilisatrices dans le devenir de l’humanité, Frédéric Neyrat nous invite au contraire, dans cet essai, à « cosmiser la pensée » (p. 25) et il y défend l’afrofuturisme comme « un certain type d’art orienté-cosmos » qui peut notamment nous aider à « former notre opposition politique à l’Anthropocène » (p. 45) en imaginant d’autres usages de la technologie, d’autres rapports au monde et d’autres conceptions de la temporalité historique. Si l’afrofuturisme apparaît ainsi comme un « chronotope » singulier ou comme un espace-temps alternatif, c’est qu’il procède tout ensemble de l’utopie – « le cosmos Afrofuturiste est un espace inter-sidéral, […] un espace hors-espace, un espacement hors-lieu » (p. 28) – et de l’uchronie. Ce courant artistique, littéraire et politique nous incite en effet, tout à la fois, à « refaire le passé tel qu’il aurait pu être si les promesses de bonheur et d’émancipation n’avaient pas été saccagées par ceux qui, dans le sang et l’injustice, ont accédé au pouvoir » (p. 30) et à inventer « des futurs alternatifs vis-à-vis du futur unique que les vainqueurs du temps voudraient imposer par la violence, par la gouvernementalité “algorithmique” […] et par le datamining, par toutes les méthodes consistant à prévoir le futur – nos achats, nos votes, etc. – afin d’empêcher le passé de se constituer en réservoir de refus et d’utopies en attente » (ibid.).
S’opposant de son côté à l’anthropocène, « l’aliénocène » sert également à défendre la nécessité d’un « devenir-alien », c’est-à-dire « autres-que-seulement-humains » (p. 100) en s’identifiant notamment à d’autres vivants ; contre le capitalisme extractiviste et destructeur de notre environnement, Frédéric Neyrat conclut enfin sur la nécessité d’un « cosmmunisme » (p. 120) dont les contours trouvent leur véritable explicitation dans Le cosmos de Walter Benjamin. Un communisme du lointain paru en 2022. Malgré le tour parfois elliptique de certains raisonnements, le lecteur littéraire est emporté par les multiples fulgurances de ce petit livre, dont les intuitions critiques trouvent fréquemment à s’incarner dans des textes romanesques africains et africains-américains, et qui réhabilite brillamment le rôle de la fiction et des mythes dans l’interprétation de la réalité.
Anthony Mangeon - Configurations littéraires
[1] Sun Ra, The Immeasurable Equation : The Collected Poetry and Prose, compiled and edited by James L. Wolf and Hartmut Geerken. Norderstedt (Allemagne), Books on Demand, coll. Waitawhile, 2005, p. 311 ; cité par Neyrat (Frédéric), L’Ange Noir de l’Histoire, op. cit., p. 53 ; John Corbett, Extended Play : Sounding Off from John Cage to Dr. Funkenstein, Durham, Duke University Press, 1994, p. 313 ; cité par Neyrat (Frédéric), op. cit., p. 52.
[2] Voir notamment Valentin-Yves Mudimbe, Tales of Faith. Religion as Political Performance in Central Africa. London & Atlantic Highlands, NJ : The Athlone Press, 1997, en particulier la section « The ‘Primitive’ : For A Semiotics of Absence » dans le premier chapitre, p. 17-26 ; Achille Mbembe, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine Paris : Karthala, 2005 [2000].