François Jaquet, Le pire des maux. Éthique et ontologie du spécisme

Paris, Eliott, 2024.

Publié en mars 2024, Le pire des maux tâche de démontrer l’immoralité du spécisme, terme employé par le psychologue Richard Ryder en 1971 pour désigner la discrimination que les humains pratiquent à l’égard des autres espèces. Le prologue s’ouvre sur le scandale baptisé Horsegate, quand en 2013 des consommateurs s’étaient indignés d’avoir à leur insu ingéré de la viande de cheval, qui n’était pas déclarée comme telle dans des hamburgers et lasagnes surgelés vendus dans plusieurs pays européens. Ce mouvement d’indignation ne s’étendait pas cependant à l’abattage massif de vaches et de cochons destinés à l’industrie de la viande. Avant d’entrer dans le cœur de l’argumentation philosophique, l’auteur demande à son lecteur d’imaginer un scénario dans lequel 80 milliards d’individus Homo sapiens à la peau verte seraient élevés et abattus chaque année pour servir d’alimentation au reste des humains. Ce rapide exercice d’imagination révèle qu’on n’hésiterait à qualifier une telle pratique de crime de masse : si l’on arrive à admettre que le racisme à l’œuvre dans ce scénario est moralement répréhensible, il est tout à fait possible, selon l’auteur, de repenser les conditions réelles de vie des animaux. En constant leur exploitation effrénée dans la recherche médicale et l’élevage industriel, il y a lieu de se demander : les humains ont-ils le droit d’infliger ces traitements ? C’est à la lumière de l’analogie entre le racisme et le spécisme que François Jaquet va conduire sa démonstration.

En raison des désaccords que la question spéciste suscite, l’essayiste observe qu’elle ne saurait se réduire à un simple problème d’opinion. Il affirme au contraire « qu’il existe des faits moraux objectifs et que le travail des philosophes consiste à les mettre en lumière » (p.15). L’auteur se situe alors dans le débat contemporain en éthique animale pour déconstruire les positions philosophiques qui minimisent, justifient ou nient les traitements défavorables réservés aux animaux. Les justifications du spécisme sont variées : certaines positions contestent l’analogie entre spécisme et racisme, considérant que le rapprochement entre ces deux phénomènes n’est pas opérationnel, voire qu’il n’est pas légitime. D’autres objectent que les différences entre l’espèce humaine et les autres rendent inefficace une comparaison entre leurs intérêts respectifs. D’autres encore invoquent la nature ou l’essence rationnelle de l’homme pour invalider la position antispéciste ; enfin, certains s’appuient sur les relations spéciales d’où découleraient des devoirs spéciaux de l’homme envers ses propres congénères, ou encore sur les intuitions du sens commun. Jaquet conteste tour à tour les différentes justifications du spécisme, en précisant que, puisqu’il vise la conduite discriminatoire, il est enclin à se situer dans une perspective comportementale ; il estime en effet avec Philips[1] que, conçu au sens fondamental comme un comportement, le racisme est plus apte à passer sous un examen moral (p. 47). Suivant le parallèle avec le racisme, défini comme traitement inégal basé sur la race, l’auteur parvient à une définition du spécisme comme traitement inégal basé sur l’espèce (p. 51).

François Jaquet aborde diverses manifestations du spécisme telles que l’expérimentation dans la recherche biomédicale, ainsi que la mise en exhibition dans les zoos ou les spectacles de cirque. Pour défendre l’idée que les animaux ont des intérêts, l’auteur mobilise les arguments en faveur de la sentience animale : les animaux et les humains possèdent le même substrat neurologique et leur comportement face à la douleur est similaire (p. 57-58). Le philosophe déconstruit les positions de Peter Carruthers, l’un des tenants contemporains de la théorie dualiste de Descartes, selon lesquelles les animaux sont incapables d’éprouver une douleur consciente (p. 61). Il critique également les positions de Raymond Frey qui, tout en admettant que les animaux sont sentients, estime que seuls les sujets capables de désirs peuvent avoir aussi des intérêts (p. 67). Ensuite, commentant l’ouvrage de Valéry Giroux, L’antispécisme (2020), François Jaquet critique le malentendu qui conduit à l’assimilation du spécisme au capacitisme, terme qui désigne un traitement désavantageux réservé aux personnes en situation de handicap, du fait de leurs capacités physiques, sensorielles ou intellectuelles. Dans cette perspective, il convoque une expérience de psychologie sociale dans lesquelles Lucius Caviola et d’autres chercheurs comparent les résultats de différentes expériences de pensée. Les participants sont placés face à un dilemme posé par des cas de contamination mortelle obligeant à ne sauver qu’un individu sur deux. Les versions de ce test diffèrent selon qu’elles proposent de choisir entre un humain et un chimpanzé, ou entre une espèce extraterrestre et une espèce de singe. Or, les résultats montrent que, à capacités mentales égales, ce sont systématiquement les animaux qui se trouvent désavantagés, et ce même aux côtés des extraterrestres (p. 85-90). Ces expériences servent d’appui à la thèse de l’auteur, selon laquelle l’espèce est le déterminant causal du traitement préférentiel réservé aux intérêts des humains. François Jaquet en vient à examiner la deuxième prémisse de l’argument antispéciste, qui postule l’inexistence de différences moralement pertinentes entre les humains et les animaux :

Puisque la seule différence qui distingue les humains des autres animaux est leur espèce, que l’espèce est une différence purement biologique et que les différences purement biologiques sont dépourvues de pertinence morale, il n’existe pas de différence moralement pertinente entre les humains et les autres animaux. (p. 140)

Pourtant, l’idée reçue selon laquelle « les humains importent davantage que les animaux » se dresse contre l’argument antispéciste (p. 168). Pour y répondre, François Jaquet s’appuie sur deux concepts analysés en psychologie sociale : la dissonance cognitive et le tribalisme. La première consiste en un conflit entre nos croyances et nos comportements. Pour échapper à ce sentiment, la dissonance incite à adapter nos croyances à notre conduite, et non l’inverse, comme il serait rationnel de le faire (p. 181-182). Le tribalisme consiste en une « tendance générale que nous avons à favoriser les membres des groupes sociaux auxquels nous appartenons » (p. 186). Invitant son lecteur à ne pas céder à ces tendances, Jaquet ne se contente pas de l’équiper avec la boussole de la philosophie, mais l’incite, aux frontières de sa démonstration, à tirer les conclusions de l’exercice d’imagination préliminaire et à reconnaître la réalité et les proportions inquiétantes de l’exploitation des animaux.

Le travail de François Jaquet illustre selon nous comment un effort philosophique, en se nourrissant d’autres disciplines, peut permettre de faire cas de la condition animale et inciter à un déplacement du point de vue de l’humain par rapport au non-humain. Il se situe aussi dans le sillage des révolutions morales, cherchant à interroger les devoirs de l’être humain à l’égard des animaux, et à cerner un processus qui interpelle à la fois le sujet isolé et la collectivité. Même s’il est toujours possible d’évaluer les aspects systémiques du racisme et du spécisme, l’auteur préfère mettre l’accent sur les attitudes individuelles qui font obstacle à l’évaluation morale des deux phénomènes. Ce choix a pour conséquence de situer l’axe de la responsabilité non pas au niveau d’une communauté abstraite, mais au niveau des actions du sujet, et d’amorcer une piste de changement. Nous avons également été sensibles à la valeur heuristique de l’analogie, employée tout au long de la démonstration. S’il est vrai que ce livre défend l’éthique de l’antispécisme, il nourrit fructueusement la réflexion et permet d’interpréter les structures fondamentales de différents phénomènes discriminatoires.

Vittoria Dell’Aira - Configurations littéraires

[1] Philips, M. (1984). Racist Acts and Racist Humor. Canadian Journal of Philosophy, 14(1), 75–96.