Franck Salaün (dir.), Libertés sexuelles au XVIIIe siècle

Paris, Rivages Poche, Petite bibliothèque, 2024, 251 p.

« C’est quand la chose manque, qu’il faut en mettre le mot », disait à propos de l’honneur un vieux roi portugais, Ferrante, dans une pièce d’Henry de Montherlant (La Reine morte, 1942, acte II, scène 1). Si cette formule résonne particulièrement fort aujourd’hui, en notre nouvel âge d’ignominie politique, on pourrait aussi ironiquement l’inverser : c’est quand le mot manque, qu’on peut y mettre la chose. Et sur ce dernier adage, l’anthologie composée et introduite par Franck Salaün, philosophe et historien de la littérature, par ailleurs membre de Lethica, s’offre à ses lectrices et lecteurs comme une magnifique illustration : au XVIIIe siècle, en effet, le mot de sexualité n’existait pas encore, et la liberté sur le plan des mœurs comme des idées se voyait étroitement surveillée par l’Église et le pouvoir politique ; mais ces deux réalités n’en irriguaient pas moins abondamment les arts et les belles-lettres, sous les plumes les plus célèbres et sous celles qui choisissaient prudemment de rester anonymes ou privées. On identifia même rétrospectivement un sous-genre romanesque, le roman libertin qui fit, voici une trentaine ou une vingtaine d’années, l’objet de plusieurs anthologies, d’abord dans la collection Bouquins chez Robert Laffont, en 1993, puis dans la bibliothèque de la Pléiade, en 2005 – laquelle avait auparavant ouvert son catalogue, dès 1990, aux œuvres du marquis de Sade. Mais le libertinage se donnait aussi à lire dans de fameux volumes de Mémoires, comme ceux de Giacomo Casanova (Histoire de ma vie, écrits entre 1789 et 1798 et publiés à titre posthume en 1822, puis réédités pour la première en 1993 également, dans la collection Bouquins, avant de rejoindre à leur tour la Pléiade en 2013), ainsi que dans des correspondances fictives (des Lettres Persanes, 1721aux Liaisons dangereuses, 1782) ou encore privées (comme celles de Julie de Lespinasse, dont la première édition date de 1887, plus d’un siècle après sa mort).

C’est à ces diverses sources que puise Franck Salaün, tout en ayant soin d’intégrer sa sélection de vingt-cinq extraits tout à la fois dans le contexte historique de leur production, la société française d’Ancien régime, et dans une réflexion plus contemporaine sur les enjeux du consentement et de la domination masculine. Les quatre sections où se distribuent les textes sont de fait subtilement mises en regard les unes des autres, par leurs alternances et leurs effets d’échos ou de déplacements. Ainsi la première partie, consacrée à la « Fureur de jouir » et aux stéréotypes de l’époque sur les tempéraments sexuels respectifs des hommes et des femmes, trouve-t-elle un prolongement dans la troisième (« Art de jouir et art de faire jouir ») qui aborde de nouveau les configurations du désir et des relations charnelles dans toute leur diversité, de l’homosexualité au pansexualisme en passant par l’union libre ou tarifée ; de leur côté, la deuxième partie, centrée sur « La domination masculine », puis la quatrième (« Vers le consentement mutuel »), ne se voilent pas la face sur la réalité des « violences physiques et symboliques » (p. 73) infligées par les hommes aux femmes, mais elles n’éludent pas non plus les témoignages ou les mises en récit fictionnelles de véritables connivences et de partages dans la recherche de la volupté, que ce soient dans des expériences hétérosexuelles ou homosexuelles.

Sans chercher à « euphémiser les abus, en particulier le viol » (préface de Franck Salaün, p. 8) mais sans inversement jeter l’opprobre sur des usages (la prostitution, la pornographie) dont la littérature se faisait alors déjà volontiers le miroir, ce choix de textes montre que tout en empruntant à certaines conventions qui ont la vie dure (comme les représentations stéréotypées du séducteur conquérant et de la femme autant tentatrice que proie tentée, laquelle finit toujours par « céder » à ce qui constituait inconsciemment son désir profond), les auteurs du XVIIIe siècle ont largement « contribué à naturaliser les pulsions, à les démystifier » (préface, p. 11) et ainsi à les libérer progressivement des carcans moraux.

C’est donc implicitement une éthique du désir et de l’affranchissement sexuel qui se donne à lire dans cette anthologie, portée aussi bien par des voix féminines que par des voix masculines, avec cette salutaire mise en perspective qu’autorisent la distance historique et la fiction – assurément pensante, ici, pour reprendre à Franck Salaün l’un de ses concepts phares et le titre de la collection d’essais qu’il dirige aux éditions Hermann. Sans être un de « ces livres qu’on ne lit que d’une main », pour reprendre à Jean-Jacques Rousseau sa célèbre formule, Libertés sexuelles au XVIIIe siècle excite l’imagination autant que l’esprit, et nous libère avec bonheur de celui de sérieux, au point que l’on ne saurait trop en recommander la lecture comme un remède littéraire à la morosité ambiante.

Anthony Mangeon - Configurations littéraires