Pratiquée par des médecins comme Galien ou Vésale, débattue à la lumière des thèses philosophiques de l’animal-machine, l’expérimentation animale existe comme pratique et comme objet de pensée bien avant la seconde modernité. C’est cependant au XVIIIe siècle, sous l’effet d’une philosophie de la sensibilité inspirée de Locke et de Condillac, qu’elle devient un problème éthique, bien délimité et identifié, ainsi qu’en témoigne la distinction conceptuelle entre l’observation et l’expérimentation, résumée en 1774 par une célèbre formule du médecin Johann Georg Zimmermann : « Le médecin observateur écoute la nature ; celui qui expérimente l’interroge ». Renvoyant désormais à l’idée d’une intervention active et intrusive sur le vivant, l’expérimentation aura ses partisans et ses détracteurs.
Les prises de position scientifiques envers l’expérimentation animale sont souvent multidimensionnelles. On se tromperait si on cherchait à les expliquer par un processus linéaire tel que le « processus de civilisation » imaginé par le sociologue Norbert Élias, d’après qui l’histoire occidentale se caractériserait par une maîtrise progressive de soi et par une intolérance croissante à la souffrance animale. Ainsi, les naturalistes du XVIIIe siècle avouent bien plus volontiers que ceux du XIXe leur compassion envers les animaux. Dans la préface de son Traité anatomique de la chenille qui ronge le bois de saule (1760), le naturaliste Pierre Lyonnet exprime sa sensibilité aux souffrances des chenilles et assure en avoir tuées moins de huit pour écrire son ouvrage. Mais s’agit-il vraiment d’éthique ? Cette sensibilité scientifique des Lumières, qui semble même en avance sur nos propres normes, vise avant tout à prouver la qualité de l’attention déployée par le savant et son respect de la création : les enjeux épistémologiques et théologiques priment sur l’éthique. C’est ce qui explique des contradictions apparentes selon nos normes modernes : au XVIIIe siècle, l’article Observation de l’Encyclopédie peut à la fois condamner l’expérimentation animale et suggérer que l’on pourrait faire des expériences sur les condamnés à mort, de même qu’un naturaliste comme Charles Bonnet peut affirmer qu’il ne faut pas regarder « comme une action purement indifférente d’écraser un moucheron » et se livrer dans le même temps à des expériences d’une grande cruauté sur les salamandres.
Au XIXe siècle, un jalon important est posé avec L’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1868) de Claude Bernard. Le médecin distingue plusieurs sortes d’expérimentations qui ne posent pas les mêmes problèmes éthiques – de « l’expérience naturelle », consistant simplement à interpréter l’effet d’un accident, à la vivisection. Claude Bernard prend fait et cause pour la vivisection, légitimée au nom du progrès scientifique. Souvent décriée à cause de ses formules-choc (le médecin « n’entend plus les cris des animaux, il ne voit plus le sang qui coule, il ne voit que son idée »), la position de Claude Bernard a néanmoins une dimension éthique inédite au sens où elle ne nie à aucun moment la souffrance animale mais qu’elle la met en balance avec d’autres valeurs, comme le progrès de la médecine (Cf.A. Fayolle dans G. Séginger, 2018). Loin de se poser comme une évidence, sa posture médicale assume de provenir d’un arbitrage entre plusieurs buts souhaitables mais incompatibles, et admet ce paradoxe fondamental : l’expérimentation animale n’intéresse la médecine que parce qu’il existe une similitude physiologique entre l’humain et l’animal ; mais cette même similitude pourrait justement être un argument éthique plaidant pour interdire l’expérimentation.
Après une première légifération en 1850 (la loi Grammont, ciblant uniquement la maltraitance des animaux en public), le XXe siècle définit les cadres légaux de l’expérimentation animale. Outre le décret Edmond Michelet de 1959 et la directive 2010/63, le procès de Nuremberg définit des principes qui vaudront aussi pour la bioéthique. Ces différents textes de loi intègrent des dispositifs proposés par les savants eux-mêmes, à l’instar de la « règle des trois R », introduite par William Russel et Rex Burch dans The Principles of Humane Experimental Technique (1959), demandant aux expérimentateurs de réduire le nombre de cobayes, de les remplacer au maximum par des modèles numériques ou par un travail in vitro et de raffiner le protocole pour l’adapter au bien-être de l’animal.
L’art et la littérature ont accompagné et nourri ces réflexions éthiques (G. Séginger, 2018). À la suite de La Fontaine, qui avait déjà critiqué la thèse de l’animal-machine dans sa fable « Discours à Madame de La Sablière », Voltaire s’en prend par exemple à l’expérimentation animale dans l’article « Bêtes » de son Dictionnaire philosophique : « Des barbares saisissent ce chien, […] ils le clouent sur une table, et ils le dissèquent vivant pour te montrer les veines mésaraïques. Tu découvres dans lui tous les mêmes organes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal, afin qu’il ne sente pas ? » Ces attaques littéraires contre les « tortures savantes » (Delille) relèvent autant d’une prise en compte des souffrances animales que d’une envie de discréditer certaines positions philosophiques (la cible facile de l’animal-machine servant en sous-main à attaquer la position des idées innées) ou de ridiculiser les savants en les présentant comme des êtres insensibles. Les traitements littéraires de ce thème en révèlent en fait toute la complexité éthique et l’impossibilité d’attaquer l’expérimentation animale sans nuances. Dans la littérature contemporaine, de nombreux romans dénoncent l’horreur des abattoirs (voir l’article d’Anne Simon dans le numéro de Grief, 2018/1, n°5, p. 141-153) ou mettent en scène la sentience d’un animal. En revanche, les romans comme Que font les rennes après noël ? (2010) d’Olivia Rosenthal, qui problématise la question de l’expérimentation animale dans son troisième chapitre, sont plus rares. Même des récits dystopiques parvenant à toucher le grand public comme The Island of Dr Moreau (1896) de H. G. Wells, Docteur Rat (1976) de William Kotzwinkle ou Le Professeur Mortimer (1988) de Pierre Boulle (auteur de La Planète des singes), conservent une part d’ambiguïté par le fait que leur dénonciation des dérives de l’expérimentation s’accompagne d’une forme d’attrait pour l’horrible qui vient parasiter leur critique.
Au cours de l’histoire, la littérature ne s’est pas seulement positionnée contre l’expérimentation animale. La tradition des « expériences de pensée », de La Dispute de Marivaux à l’Émile de Rousseau en passant par la statue de Condillac, interroge la possibilité de remplacer des expérimentations éthiquement condamnables par la fiction. Le Roman expérimental (1880) de Zola prétend prendre la suite des expérimentations animales de Claude Bernard en les appliquant fictivement à des personnages humains : « Voilà donc le rôle moral du romancier expérimentateur bien défini. […] Un expérimentateur n'a pas à conclure, parce que, justement, l'expérience conclut pour lui. » Là encore, on perçoit la complexité éthique de ces prises de position : Zola, auteur de « L’amour des bêtes », article revendiqué aujourd’hui par les courants antispécistes, n’hésite pas à faire mourir ses personnages dans des ambiances de laboratoire, Thérèse Raquin agonisant sur le « carreau » ou Gervaise dans une cage sous l’escalier (voir, à ce sujet, le dossier très complet de l’édition GF du Roman expérimental).
Enfin, le développement de l’art « expérimental » – le glissement sémantique de l’adjectif serait ici à commenter (Cf. n°16 de Miranda, 2018) – au XXe et au XXIe siècles rend concevable un troisième cas de figure, où l’art ne se pose ni en détracteur, ni en suppléant mais en praticien de l’expérimentation animale. Dans le courant artistique du bioart, soutenu dans les années 2000 par des laboratoires faisant se rencontrer scientifiques et artistes comme le SymbioticA (University of Western Australia), l’artiste intervient directement sur le vivant, à l’image de l’œuvre Nature ? de Marta de Menezes, qui modifie les dessins des ailes de vrais papillons ou d’Eduardo Kac qui, dans Alba (2000), crée un lapin transgénique fluorescent. L’art prête alors lui-même le flanc à des critiques éthiques, parfois menées, dans un juste retour des choses, par les scientifiques eux-mêmes (F. Stracey, 2009).
Lucien Derainne
Bibliographie
Miranda, n°16, 2018, « L’expérimental dans la littérature et les arts contemporains »
Gisèle Séginger (dir.), Animalhumanité. Expérimentation et fiction : l’animalité au cœur du vivant, Champs sur Marne, LISAA éditeur, coll. Savoirs en texte, 2018.
Frances Stracey, « Bio-art: the ethics behind the aesthetics », Nature Reviews Molecular Cell Biology, n°10, 2009, p. 496–500.
Émile Zola, Le Roman expérimental [1880], éd. François-Marie Mourad, Paris, GF, 2006.