Eve Kosofsky Sedgwick, Tendencies

Durham, Duke University Press, 1993.

 « Je pense que tous ceux qui travaillent en études gay et lesbiennes sont hantés par le suicide des adolescents » (p. 1, ma traduction). Ainsi s’ouvre le premier des essais réunis dans Tendencies, recueil d’Eve Kosofsky-Sedgwick rédigé en parallèle avec Épistémologie du placard. Dans ce dernier livre, l’autrice formulait deux propositions. En premier lieu, la distinction entre homosexualité et hétérosexualité est devenue un lieu de partage symbolique et culturel central à partir du XIXe siècle. En deuxième lieu, les idées reçues actuelles (des années 1990) sur l’homosexualité se construisent autour de deux modèles contradictoires de genre : d’une part, celui de l’inversion, d’après lequel un homme gay et une femme lesbienne cachent toujours une essence respectivement féminine et masculine – invitant ainsi à croire que quiconque désire un homme est en réalité une femme et quiconque désire une femme est un homme – ; d’autre part, celui du séparatisme, qui considère que « les personnes du même sexe, regroupées sous la marque diacritique la plus déterminante de l’organisation sociale […] devraient se rencontrer également sur l’axe du désir sexuel » (p. XIII) et place la femme lesbienne et l’homme gay « au centre ‘naturel’ de leur propre sexe, contrairement aux modèles d’inversion qui placent les homosexuels […] au seuil entre les sexes » (ibid.).

Tendencies reprend et développe cette deuxième proposition en réfléchissant à la condition des personnes queer, dont l’expérience et les désirs se déroulent « au-delà des frontières tracées par les genres, les discours et les ‘perversions’ » (ibid.). C’est à partir de ce dépassement à la fois du modèle de l’inversion et de celui de séparatisme que Sedgwick se penche sur un corpus très varié de textes littéraires, articles de presse, cas judiciaires et anecdotes personnelles, et se demande entre autres « pourquoi Denis Diderot, dans La Religieuse, fait-il de la connaissance lesbienne la synecdoque de toute connaissance ? Pourquoi chez Henry James le terme crucial d’ironie est-il toujours employé comme épithète de la sexualité lesbienne ? [...], ou encore pourquoi Sense and Sensibility laisse-t-il jaillir la subjectivité romanesque moderne du fossé qui sépare une jeune fille qui se masturbe des femmes et des hommes qui l’aiment ? » (p. XV). En alternant le récit autobiographique et le poème ou le pamphlet et l’hommage commémoratif, Sedgwick montre comment l’aversion homophobe banalisée et l’incitation à la violence, qui traversent les États-Unis dans la période où l’épidémie de sida et les discriminations qui l’accompagnent sont à leur apogée, ont donné une urgence nouvelle aux questions épistémologiques examinées dans son premier livre.

Ce qui frappe encore aujourd’hui dans Tendances est le fait que le projet de dénoncer le désintérêt, et même le franc mépris, des institutions à l’égard des personnes homosexuelles se lie avec une réflexion sur la portée émancipatrice du discours littéraire, académique et même étatique. La réflexion sur le queer peut en effet dévoiler « le maillage ouvert de possibilités, de lacunes, de chevauchements, de dissonances et de résonances, de défaillances et d’excès de sens » (p. 31) : le terme lui-même vient de la racine indo-européenne twerkw (« tourner », qui donne également le latin torquere, « tordre » et l’anglais athwart, « par le travers ») et sert de levier pour interroger la sexualité moderne comme le lieu où se concentrerait la demande de vérité au sujet de l’identité individuelle. En se penchant sur ce qui, dans les pratiques queer, échappe au partage normatif entre straight et gay, Sedgwick analyse alors la visibilisation de l’hétérosexualité à partir de « ses pseudonymes institutionnels : héritage, mariage, dynastie, famille, domesticité et population » (p. 41), soit les catégories derrière lesquelles cette tendance s’est cachée afin de se donner à voir comme une totalité naturelle et historiquement fondée.

« En tant que principe général, je n’aime pas l’idée d’"appliquer" des modèles théoriques à des situations ou à des textes particuliers » (p. 50), écrit Sedgwick dans l’un des essais du volume. L’approche postcritique revendiquée dans Paranoid Reading l’amène à douter des lectures visant à confirmer une idée ou une théorie qui précèdent le texte étudié pour lui préférer celles cherchant à relever « l’instabilité des oppositions supposées qui structurent l’expérience entre […] la partie et le tout […], la sécurité et le danger […], la peur et l’espoir […], le passé et le futur, […] la pensée et l’action […] ou le naturel et le technologique » (p. 51). Pour cette même raison, continue-t-elle, « il y a beaucoup de première personne au singulier dans ce livre (et certaines personnes détestent ça) » (p. XIII) : cette première personne est cependant elle aussi conçue comme une figure du queer, pensée pour ne « représente[r] ni le sens d’un simple ‘je’ heureux et reconnu ni un ‘je’ postmoderne totalement diffracté » (ibid.). Là où les étiquettes de gay et de lesbienne se présentent encore comme des catégories objectives construites sur un procédé empirique fondé sur le soupçon et sur la preuve (biologique ou culturelle), le ‘je’ queer est compris comme un outil heuristique plus que comme l’équivalent grammatical d’une identité figée. Par un geste qui inspirera d’autres ouvrages en études queer (Queer Phenomenology de Sara Ahmed notamment), Sedgwick couple ainsi la perspective épistémologique – qu’elle tire à son tour de Foucault – à une attention portée vers le conflit entre dimensions normative et affective des pratiques qui règlent notre quotidien.

« Probablement, mon influence la plus formatrice dès le très jeune âge a été une identification viscéralement intense, hautement spéculative (pour ne pas dire inventive) avec les hommes gays et les cultures masculines gays telles que je les ai déduites, imaginées et plus tard connues » (p. V). Dans un mouvement qui peut paraître quelque peu paradoxal, le mobile autobiographique de Tendencies n’est pas tant censé justifier un manque ou un rejet de la rigueur scientifique que montrer comment cette rigueur est compatible avec la manière que nous avons de situer notre expérience personnelle par rapport à un texte ou à un discours. La découverte du cancer métastatique de Sedgwick pendant la rédaction du volume devient dès lors le levier d’une méditation sur la porosité des frontières entre le personnel et le politique, ainsi que sur la capacité de la littérature à s’injecter dans les deux sphères pour les rapprocher. « Lorsque j’ai décidé d’écrire cet essai il y a quatre mois, je pensais que mon ami Michael Lynch allait mourir et que j’étais en bonne santé. Sans réfléchir, j’ai formé mon identité en tant que rédactrice potentielle de cette nécrologie autour de la présomption que mon propre cadre de parole, et par là la marge de ma survie, étaient la chose la plus évidente au monde. […] En l’espace de quelques semaines, j’ai dû faire face à un renouveau d’énergie chez mon ami et au diagnostic inattendu d’un cancer du sein déjà arrivé à mes ganglions lymphatiques » (p. 256). Parmi les essais qui poussent plus loin une telle démarche et lui confèrent une portée éthique explicite figurent « Jane Austen and the Masturbating Girl » et « Is the Rectum Straight ? : Identification and Identity in The Wings of the Dove », où l’analyse de la dialectique entre transparence et secret est orientée tantôt vers la dépathologisation des pratiques sexuelles (ici la masturbation et le sexe anal) entamée par Freud et par la psychanalyse, tantôt vers la critique de cette même approche thérapeutique en ce qu’elle lie indissolublement l’orientation sexuelle à l’identité de genre, obligeant les jeunes personnes queer à s’inscrire dans « des catégories binaires essentialistes » qui les exposent au risque « deux ou trois fois plus haut que chez les autres adolescents de tenter de ou bien de réussir à se suicider » (p. 157). Ce que plaide Sedgwick en ce sens, c’est que la force du mot queer – avec l’histoire d’exclusion et de violence qu’il garde en lui – consiste précisément dans le fait qu’il ne sert ni à dénoter (c’est-à-dire à attribuer un sens premier à un objet, un personne ou un phénomène) ni à connoter (c’est-à-dire à renvoyer aux caractères essentiels d'un ensemble d’objets). Queer ne fonctionne qu’en tant qu'acte de langage, uniquement lorsqu’il est employé à la première personne du singulier et toujours au présent : c’est alors un « je suis » qu’il faut imaginer d’ajouter au titre de l’essai d’ouverture « Queer and now » et aux autres textes qui composent le volume.

Matilde Manara - Configurations littéraires