Cet ouvrage collectif, fruit d’une collaboration entre des universitaires confirmés et des doctorants et doctorantes, s’impose comme un essai majeur, dont la lecture aide puissamment à comprendre les mouvements de fond qui agitent nos sociétés.
Tout part d’un paradoxe : alors que le développement croissant du capitalisme devrait s’accompagner de l’extension de la rationalité économique à toutes les sphères de la vie, on constate empiriquement que c’est au contraire l’émotivité qui prend une importance croissante dans les sociétés modernes. Dans son introduction, l’ouvrage passe en revue les interprétations disponibles pour expliquer ce paradoxe. La première, inspirée du marxisme, serait de voir dans l’opposition entre la rationalité de long terme et l’émotion de court terme, entre le travail salarié et le développement intime de soi, l’une des contradictions qui caractérisent le capitalisme. Selon une autre interprétation, la place laissée aux revendications individuelles (vivre des émotions authentiques, avoir une sexualité épanouie, etc.) serait plutôt une concession, au sens où cet accomplissement de soi ne ferait pas partie du programme capitaliste mais aurait l’avantage, pour ce système économique, de remplacer les revendications sociales (sur le salaire, le temps de travail) qui, quant à elles, entravaient le libre cours du marché.
Repoussant ces deux interprétations, l’ouvrage dirigé par Eva Illouz cherche à montrer que cette exigence moderne d’épanouissement personnel provient du capitalisme lui-même : elle n’est ni une contradiction interne ni une concession mais un nouveau développement du marché centré sur ce que les auteurs et autrices appellent les emodities ou les « marchandises émotionnelles ». L’hypothèse forte de cette nouvelle perspective théorique est qu’il existe une « performativité émotionnelle du marché » et une « performativité économique des émotions » (Mattan Shachak, p. 252). Pour le dire autrement : « les marchandises facilitent l’expression des émotions et aident à en faire l’expérience ; et les émotions sont converties en marchandises. » (p. 24).
Il en va ainsi des différents cas étudiés au cours de l’ouvrage : la production de la relaxation par le Club Med (chap. 1 par Yaara Benger Alaluf), l’utilisation de la musique comme moyen de gestion des émotions (chap. 2 par Ori Schwarz), la marchandisation de la peur dans les films d’horreur (chap. 3 par Daniel Gilon), les publicités sexuelles diffusées sous forme de cartes de visite à Tel-Aviv (chap. 4 par Dana Kaplan), l’industrie des cartes de vœux (chap. 5 par Emily West)… Dans tous ces cas, on n’a pas affaire à un « enrôlement » d’émotions qui préexisteraient au marché : au contraire, l’émotion elle-même, normalement garante de l’authenticité du moi, est configurée par les marchés du tourisme, du cinéma, de la musique, du sexe ou de la communication.
Non seulement le marché crée de nouvelles émotions mais il contribue aussi à faire évoluer notre conception de la subjectivité. En pointant l’omniprésence d’un discours thérapeutique qui pathologise la vie quotidienne (p. 71) et qui transparaît dans l’« usage pharmaceutique de la musique » (p. 100), dans le coaching, dans l’exercice de la pleine conscience, dans le personal branding ou dans les injonctions à « être soi-même », l’ouvrage montre que le capitalisme émotionnel modifie notre façon d’être des sujets. Le concept même d’« émotion » (qui remplace celui de passion ou de sentiment durant le xixe siècle) semble avoir émergé à la croisée d’une envie scientifique d’objectiver les phénomènes de l’esprit et de la nécessité économique d’en faire des phénomènes calculables, mesurables, pouvant faire l’objet d’une gestion rationnelle – ainsi que l’illustrent les exemples de Thomas Edison (p. 111-112) et des disciplines psy- (p. 269). Par ces analyses, l’ouvrage rejoint les conclusions d’Happycratie(2018) sur la fabrique des « psytoyens » – ces citoyens que le capitalisme lance à la recherche de leur bonheur individuel, au détriment des autres buts de vie que pouvaient être la politique, l’humanitaire, etc. L’article d’Edgar Cabanas (chap. 7) résume ces hypothèses qui font le lien entre les deux ouvrages.
L’ouvrage se conclut par une réflexion passionnante d’Eva Illouz sur ce qu’elle appelle la « critique post-normative ». De quoi s’agit-il ? La critique sociale prétend ordinairement dénoncer l’inauthenticité du monde moderne au nom d’une authenticité, et fait appel à des émotions comme l’indignation ou la colère. Mais s’il s’avère que le capitalisme façonne aujourd’hui à la fois nos émotions et notre conception même de l’authenticité (un moi en phase avec ses émotions) comment tenir un discours critique qui ne soit pas partie prenante de ce qu’il dénonce ? « Dans la mesure où le capitalisme a façonné la subjectivité elle-même, cette subjectivité ne peut être utilisée dans la critique » (p. 350), remarque lucidement Eva Illouz. Pour échapper à cette impasse, la sociologue propose de fonder la critique sociale non plus sur une posture mais sur les effets que peuvent produire les textes de recherche : « Sans être attachée à un positionnement critique, cette stratégie table, afin de produire un effet critique, sur l’effet rhétorique de la redescription historique de pratiques bien précises. Il ne s’agit pas ici d’opposer des faits à des illusions mais plutôt de permettre à l’historicité de la subjectivité de se déployer pleinement. » (p. 357)
Ces considérations épistémologiques sont passionnantes : mais permettent-elles vraiment de mener une critique efficace ? Dans sa préface, Axel Honneth revient sur la proposition d’Eva Illouz en mettant l’accent sur le « recours à des moyens rhétorique » (p. 11) qu’impose cette conception pragmatique où la critique n’est rien de plus que l’effet du texte sur le réel. Il décrit alors en ces termes « l’effet » produit selon lui par Les marchandises émotionnelles sur le lecteur : « Lisant ces études sans pouvoir les lâcher, on ne peut non plus se départir du pénible sentiment que les éléments empiriques ici collectés pourraient s’intégrer à merveille dans les effrayants tableaux d’un Michel Houellebecq. » Or, cette citation est reproduite par l’éditeur en quatrième de couverture comme un argument de vente. N’est-il pas vertigineux de voir ce livre qui prétendait critiquer le capitalisme émotionnel être lui-même vendu, non pour son contenu théorique, mais pour les émotions qu’il pourra susciter (« suspens », « pénible sentiment » « effrayant ») ? Voici Les marchandises émotionnelles devenu à son tour l’une de ces « marchandises-expériences », la promesse d’un moment de lecture exaltant ! Si une critique efficace des marchandises émotionnelles est indéniablement possible, on voit que la route à parcourir est encore longue.