Spécialistes de la question de l’altérité (pluri)linguistique, les auteurs de cet ouvrage collectif livrent des réflexions riches sur les frontières – tant au sens de la limitation que de la proximité multiculturelle – de la littérature d’enfance et de jeunesse, avec pour axes principaux le multilinguisme et la lecture éthique.
Par le riche panorama qu’il déploie, abordant de front plusieurs domaines, des études sur le genre et le féminisme (p. 97 sqq.) jusqu’aux représentations des attentats terroristes (p. 227 sqq.), le sujet du volume s’insère pleinement dans les principes de la collection poethik polyglott (jeu de mots inventé par Alfons Knauth en 1991, reflétant la contraction entre la poétique du plurilinguisme littéraire et l’éthique multiculturelle).
La problématique est centrée sur la notion de la lecture éthique qui doit apprendre aux lecteurs à faire preuve d’esprit critique et à adopter les valeurs morales présentées dans les livres, tentant d’atteindre, comme le prescrit l’ancien idéal rhétorique, le double objectif du placere et docere (p. 11, 13). Il est scientifiquement établi que la lecture est liée à la culture de l’empathie et à une meilleure intégration des jeunes lecteurs dans la société (p. 3,). De plus, cette lecture éthique peut établir un dialogue entre les enfants et le monde, puisqu’ils sont invités à voyager dans de nombreux endroits à travers les histoires qu’ils lisent ou inventent. L’imagination joue donc un rôle très important dans le franchissement des frontières linguistiques.
La thèse défendue est ainsi que le phénomène de Babel, à savoir le plurilinguisme en littérature, doit être réexaminé non pas en termes de nostalgie de la langue unique et de châtiment divin (p. 8 sqq.), mais en enseignant aux jeunes la globalité de la différence et de la différenciation, [...] les potentialités qui se cachent derrière Babel (p. 73).
Pour ce faire, nous devons d’abord comprendre que nous vivons dans une société mondialisée ; c’est là que réside l’importance de la littérature traduite, car une bonne traduction constitue un outil précieux, servant de pont de communication entre les langues et les cultures. Des exemples tels que Les Voyages de Gulliver (p. 119 sqq.) et Le Petit Prince (p. 24 sqq.), largement diffusés grâce à de nombreuses traductions, permettent ainsi le dialogue entre les littératures. Pour mener à bien cette tâche délicate, il faut surmonter de nombreux défis (voir à ce sujet l’exemple du titre japonais du Petit Prince, semblable à ceux des contes de fées d’un célèbre poète et conteur japonais, afin d’assurer une meilleure réception du texte, p. 36-37), qui s’intensifient quand les sensibilités des auteurs et des traducteurs concernant l’enfance s’avèrent divergentes (p. 95). Une position assez novatrice présente les prix littéraires comme une oasis morale pour la préservation des échanges interculturels (p. 7). C’est notamment le cas de l’auteur belge néerlandophone Bart Moeyaert, qui a brisé les frontières linguistiques grâce au prix ALMA, le Nobel de la littérature jeunesse (p. 77).
Mais comment la littérature peut-elle contribuer à former des lecteurs éthiques ? La réponse est apportée dans la seconde partie du volume, qui place l’éducation au cœur de ses contributions. Grâce au Kinder Kalender, intégré au système éducatif allemand en 2016, les élèves entrent en contact avec des poèmes en langue étrangère, qui leur font découvrir de nouvelles cultures au quotidien (p. 142). Il en va de même pour le cas des récits de vie, où un apprentissage ludique de la langue et des codes éthiques est proposé par la lecture d’albums qui racontent la vie de personnalités moralement exemplaires (p. 213). Toutes les questions doivent être énoncées de manière simple, en commençant par des références que les enfants comprennent, comme celles du monde animal (p. 148), tout en préservant l’imagination à travers une éducation esthétique (p. 150). Le but est d’encourager, d’une manière créative, la tolérance et le respect de la diversité, pour la rendre plus familière et moins étrangère.
La seule objection concernerait la place du témoignage très intéressant de l’auteur jeunesse Emmanuel Bourdier (p. 135 sqq.), qui devrait constituer une partie à part entière, consacrée à la voix personnelle de représentants d’autres littératures, d’autres langues, pour renforcer le dialogue multiculturel. Il manque également une conclusion générale, qui aurait permis de rassembler les principales hypothèses et les résultats des interventions.
Cela n’enlève rien à la valeur de ce travail indiscutablement riche et exemplaire dans le domaine de l’altérité plurilinguistique, ouvrant la voie pour des études similaires moins eurocentrées, afin d’illustrer une relation entre littérature et éthique véritablement sans frontières, dans des sociétés linguistiquement et moralement encore plus variées.
Efthymia-Maria GEDEON - doctorante, étudiante du D.U. Lethica