Une des critiques récurrentes adressées à la bibliothérapie est qu’elle reposerait sur expérience appauvrissante du « lire » : elle engagerait à substituer à la valeur esthétique la vertu consolatoire du feel good book, à trouver, parfois de force, une leçon de vie dans les œuvres les plus canoniques, enfin à évaluer l’utilité et les inconvénients de la lecture pour la vie, en dehors de la sphère littéraire pure. Dans Lire avec soin, Éric Méchoulan, professeur de littérature moderne et de culture numérique à l’Université de Montréal, souligne au contraire que cette ambition d’ancrer la lecture dans la vie concrète est constitutive de nos expériences esthétiques contemporaines, dans leur portée politique et sociale : elle restitue au terme « lire » son spectre le plus étendu, qui désigne la compétence d’observer, de considérer et de comprendre un phénomène complexe, pas nécessairement écrit. La lecture se fait dès lors moins le vecteur d’une ambition thérapeutique stricte que d’une école du « soin » au sens large, qui apprend à faire cas des autres et de soi-même.
Car, même au sein de nos sociétés numériques et technologiques qui semblent rendre le livre caduc, nous lisons en réalité en permanence, nous rappelle l’auteur – notre page Facebook ou des fichiers audio, mais aussi des personnes et des situations. Lorsqu’il est question de lecture, il est toujours aussi question du rapport entre les individus et les institutions, rapport que la relation entre livre et lecteur contribue à rendre sensible, voire à modeler. Les neuf courts chapitres du livre partent ainsi d’expériences concrètes de lecture et s’attachent à en montrer la porosité, menant de l’écriture de l’histoire à la pratique de la justice, de la volonté de trouver le mot juste à la recherche d’un « ami lecteur » qui viendrait médiatiser l’expérience.
C’est dans ce contexte que s’effectue le passage du cure au care, « comme soin et comme reconnaissance des vivants » (p. 56). Le critique rappelle que, si l’on revient à l’étymologie gréco-latine (lego signifie cueillir, notamment des plantes médicinales) et aux premiers usages du livre, la lecture a souvent été associée à une forme de thérapeutique. Pour autant, la valeur curative attribuée au livre se joue ici moins au niveau de la dimension personnelle et psychologique de la lecture que dans la possibilité d’ouvrir cette dernière vers des pratiques relevant de la justice et du courage de dire vrai. En effet, ce qui importe au critique dans l’acte de lire n’est pas la simple communication d’une intériorité à une autre intériorité, mais le fait que la lecture donne accès aux « manifestations publiques de formes de vie grâce à des dispositifs médiatiques » (p. 14). À ce titre, elle occupe une place privilégiée dans l’espace du care conçu comme la mise en valeur de relations plurielles à partir de contextes particuliers, dans la mesure où elle permet de trouver un équilibre dans la difficile équation qui suppose de « demeur[er] arrim[é] aux relations singulières et à leurs contextes d’usage tout en circonscrivant leur valeur générale » (p. 24) : l’attention que le processus de déchiffrage et d’interprétation nécessite de la part du lecteur est en effet l’un des modèles qui permettent de prendre acte du commun sans faire le sacrifice des singularités et elle s’articule donc naturellement aux sphères du social et du politique. « Attention » est d’ailleurs à la fois l’une des caractéristiques principales de l’acte de lecture sur le plan cognitif et l’une des traductions possibles de care.
Éric Méchoulan n’est pas le seul critique contemporain à vouloir montrer que la lecture éduque à une attention aux autres, qu’elle nous rendrait alertes et donnerait ainsi à voir et à percevoir l’existence de réalités trop précaires pour que la plupart des dispositifs sociaux et rhétoriques puissent les porter à notre connaissance. Mais le critique se distingue par le fait qu’il exporte les exigences d’une lecture juste au-delà des limites ordinaires de cette activité, et notamment dans le domaine de la pratique effective de la justice – d’une justice conçue elle-même comme lecture, et pas simplement d’une justice rendue plus efficace grâce à la médiation de la littérature. Sur un mode qui rappelle Montaigne, auteur souvent cité, Méchoulan procède par syllepse en faisant résonner la racine commune entre « justice » et « justesse » : la justice comme production de droit, art rhétorique ou principe transcendant qui viendrait trancher les affaires humaines de manière neutre et objective, cède donc la place à un modèle de justice perçu comme soin réciproque, comme volonté de dire juste, dans lequel tout procède d’un mouvement d’interprétation, de lecture. Si la littérature peut revendiquer une action positive sur les vies, ce n’est donc pas parce qu’elle encouragerait, par le rêve bibliothérapeutique, le perfectionnement individuel au sein d’une société du coaching, nous dit Méchoulan, mais parce qu’elle maintient éveillé en nous un art de la lecture qui fonctionne plus généralement comme un « opérateur de communauté » (p. 89) et qui entretient au sein d’activités multiples l’exigence intérieure d’honorer, de rendre justice à ce qui compte et passe ordinairement inaperçu.
Victoire Feuillebois
Maître de Conférence à l'Université de Strasbourg