Inquiétude(s) contemporaine(s) : comment la culture populaire s’en empare-t-elle ?

Être inquiet, s’inquiéter, avoir de l’inquiétude… autant de polyptotes exprimant le trouble, le tourment, le souci nerveux que tout un chacun peut ressentir, individuellement ou collectivement. Quels sont ceux qui agitent ce début de XXIe siècle ?

L’inquiétude n’est pas une notion née avec ce siècle, la philosophie s’en empare depuis Platon, mais elle semble y avoir trouvé un creuset propice à la fusion de multiples angoisses. L’un des principaux sujets de préoccupations de ce siècle concerne notamment les dérèglements climatiques provoqués ou aggravés par les activités anthropiques : en attestent le nombre croissant d’appels à mobilisation pour le climat chaque année. Plus encore, ces bouleversements révèlent de profondes inégalités sociales, écologiques, économiques, etc., accroissant les raisons de s’inquiéter. Ce qu’elles soulignent de notre époque contemporaine, c’est la crainte des liens distendus entre tous les vivants (à la fois entre humains et avec le non-humain), au cœur d’une crise métaphysique à long terme (Morizot, 2020).

Comment ces inquiétudes se propagent-elles ?

Les pandémies, l’épuisement des sols, la raréfaction des énergies fossiles, le dérèglement climatique, les extinctions de masse d’espèces animales et végétales, la pollution plastique, l’acidification des océans, la déforestation, les mégafeux, les réfugiés climatiques et les dysfonctionnements des services sociaux de base ; on ne dénombre plus les maux à l’origine de l’écoanxiété, cette inquiétude ressentie face aux représentations d’hypothétiques effondrements à venir (Dubois, 2021) dont ils seraient des symptômes annonciateurs (Garcia, 2020, p. 10). C’est du moins la thèse des adhérents à la collapsologie, exercice transdisciplinaire d’anticipations catastrophiques (Pablo Servigne et Raphaël Stevens, p. 253). À l’origine de ces théories de l’inquiétude se trouve donc l’anticipation cognitive qui ouvre la voie à l’imaginaire (définition complète in Wallenhorst et Wulf, 2022).

Ce type d’anticipation cherche à comprendre les enjeux des phénomènes naturels ou cosmiques afin de s’y adapter si possible ; les adaptations cognitives naissent des approches scientifiques modernes dont l’objectif est de faire l’inventaire des potentialités que l’avenir est susceptible de receler. Ainsi, la futurologie ou la prospective s’attachent à essayer de connaître l’état de notre environnement futur sur le moyen et le long terme par la simulation de modèles. Proposant des scénarii plutôt ouverts, la futurologie cherche à repousser les limites de l’horizon temporel dans les limites du vraisemblable et la prospective à explorer la pluralité des possibles imprévus. Elles donnent lieu aux anticipations imaginaires dont le genre de prédilection est la science-fiction, amatrice d’utopies / dystopies créées sur l’extrapolation de nos connaissances scientifiques.

Ces approches nourrissent les discours collapsologues qui, eux, alimentent les fictions (post-) apocalyptiques. Au-delà même de ces fictions, les pratiques discursives et culturelles plus globales du XXIe siècle (presse, musique, littérature, cinéma, jeux vidéo, etc.), par l’usage d’une isotopie de l’anxiété et divers ressorts de l’angoisse, diffusent ce que l’on peut qualifier de « narration de l’inquiétude », notamment par le récit des fins possibles de l’humanité (Solbach, 2022). Ces écofictions, c’est-à-dire la mise en récit des pratiques vectrices d’un imaginaire d’effondrements, se nourrissent de la présentation des bilans scientifiques dans les médias, dont l’interprétation de ces données crée un carcan narratif préfabriqué pour leur mise en fiction (Chelebourg, 2012).

Ces corpus, souvent de science-fiction, reposent notamment sur l’utilisation de la peur comme une heuristique, à la manière du « principe responsabilité » d’Hans Jonas ou encore du catastrophisme éclairé de Jean-Pierre Dupuy. Le premier préconise que tous les risques soient pris en compte avant d’envisager une nouvelle technique ou technologie, la peur servant à envisager les risques encourus. Le second recommande de traiter la catastrophe comme un événement toujours déjà accompli afin d’être envisagé comme une réalité (Dupuy, 2009). Sa transposition dans l’imaginaire procède d’une « hypotypose future » (formule de Durand, 1992, p. 408), c’est-à-dire que la (science-) fiction présentifie l’avenir, le représente afin de le contrôler au sein de la narration (cf. Chelebourg).

La science-fiction n’a pourtant pas le monopole de l’anticipation dystopique, d’autres genres et catégories s’y intéressent. Parmi eux, le roman policier contemporain se préoccupe également des bouleversements écologiques. Puisque dès sa genèse, le polar s’attache à refléter les crises et inquiétudes collectives, ce n’était qu’une question de temps avant qu’il ne s’empare des inquiétudes climatiques. Ainsi, sous les labels « écopolars » ou « ecocrime fiction », le polar les incorpore à ses enquêtes, de manière contextuelle ou plus en profondeur, au sein du schéma narratif, en les déclinant sous diverses thématiques : catastrophes naturelles ou liées à l’action anthropique, actes d’écoterrorisme, criminalité environnementale, etc. Ces écopolars engagent un déplacement de l’angoisse, initialement provoquée dans le roman policier par le récit du crime, à celle causée par d’hypothétiques évènements catastrophiques suscitant ainsi de l’écoanxiété. Par ailleurs, ils interrogent un sentiment de culpabilité environnementale dans le contexte des effets de l’anthropisation sur les écosystèmes planétaires. Pour Linda Rugg, qui étudie l’écopolar scandinave, cette culpabilité s’inscrit dans la narration grâce à un déplacement affectif : la mise en scène de la criminalité entre humains sensibilise le lecteur et le prépare à la criminalité environnementale. Ce déplacement repose sur un mécanisme d’enchevêtrement de l’humain et du monde sensible (théorisé par l’écophilosophe Timothy Morton) nécessaire pour engager l’affect du lecteur, d’abord touché par ce qui survient à ses congénères. Appliquée au roman policier, cette logique d’enchevêtrement supprime les distinctions entre l’agresseur et l’agressé, l’humain et la nature parce que le crime est subi par tous (Rugg, 2017).

Au sein de ces romans policiers écologiques, un corpus spécifique à l’aire arctique a émergé au milieu des années 2010. Ces romans, les polars polaires, situent leurs enquêtes au-delà du cercle polaire ; ils y intègrent les enjeux écologiques et postcoloniaux afférents à ces régions du monde dont ils utilisent l’imaginaire comme terreau narratif (Solbach, 2022).

L’Arctique comme géographie narrative, mais pourquoi ?

D’une part, le lieu fascine depuis des siècles ; véritable miroir réfléchissant, il est un espace de projection et de fantasme dans les arts et littératures occidentales. Les éléments caractéristiques de ce milieu extrême (conditions climatiques, alternance de jour et nuit polaire, étendues géographiques immenses à faible densité humaine, etc.) ont contribué à la fixation d’un ensemble de stéréotypes qui simplifie le lieu : « l’imaginaire du Nord », un système sémiotique homogène évolutif constitué par et pour les cultures occidentales (Chartier, 2018, p. 13).

D’autre part, l’Arctique est une zone fragilisée par les dérèglements climatiques, qui s’y observent plus visiblement et y affectent plus rapidement l’environnement qu’ailleurs en raison de la haute concentration en polluants chimiques et de la fonte des glaces, un phénomène qualifié d’« amplification arctique » (Dussouy, 2008, p. 25.). Il est une zone « sentinelle » pour le reste de la planète quant aux dégâts exponentiels des activités anthropiques. Ce phénomène de projection et d’amplification devient un procédé esthétique dans les polars polaires : les craintes des bouleversements écologiques en cours y sont accentuées. Véritable espace-écran, l’Arctique symbolise ainsi un ailleurs lointain où projeter fantasmes, récits initiatiques, et aujourd’hui inquiétudes.

La peur de la fin du monde ?

Les polars polaires, par la mise en scène de destructions (partielles) apocalyptiques du lieu, interrogent les peurs d’effondrement véhiculées par les discours de collapsologie. Victime (au double sens, littéral et actantiel) principale de ces romans, la violente destruction du lieu, nourrie d’hypotyposes, accompagne l’enquête policière au fur et à mesure de sa progression, ciselant ainsi le suspense des romans dans lesquels elle se déploie. Ces évènements catastrophiques résultent de l’action humaine, soit directement, comme c’est le cas dans le roman La Glace de John Kåre Raake au sein duquel un missile est envoyé pour détruire des preuves sous-marines, provoquant ainsi l’explosion de toute une partie de la banquise du pôle ; soit indirectement, du fait des dérèglements climatiques dont les destructions sont les conséquences, ce qu’illustre Bernard Besson dans Groenland. Dans ce roman, le Groenland s’affaisse progressivement sur lui-même en raison d’émanations gazeuses internes. Cette dissolution progressive rythme l’intrigue et accompagne l’intrigue criminelle, à la manière d’un thriller ; le climax conjoint étant l’affaissement brutal d’une région du Groenland alors même que le protagoniste affronte son principal antagoniste. À l’effondrement géologique répondent les effondrements humains et sociétaux, comme une réaction en chaîne de possibles fins qui attendent l’humanité. Celle-ci se trouve ainsi menacée d’extinction dans ces romans : les dégâts subis par l’environnement reflètent ceux qui menacent l’humain (son intégrité physique, mais également morale et culturelle). Sonja Delzongle, dans Boréal,interroge par exemple les limites morales de la survie à travers des personnages cannibales. Ces romans appliquent ainsi la théorie de l’enchevêtrement de Timothy Morton par la récurrence d’une analogie entre l’humain et le reste du vivant. Et l’Arctique, puisque lieu miroir, sert à réfléchir un possible devenir planétaire pessimiste, catalysant ainsi les inquiétudes d’effondrement contemporaines.

Par les ressorts de l’angoisse, les corpus des cultures populaires encouragent à réfléchir à la consolidation d’une éthique environnementale. Celle-ci invite à penser notre relation au vivant en limitant la liberté d’action humaine, afin de se doter d’un cadre de pensée qui va dans le sens de l’application d’une législation nationale et internationale en faveur de l’environnement et de sa protection (Callicott 2010 et Afeissa, 2007). Mais la peur et l’inquiétude suffisent-elles à mettre en action afin de dépasser la simple réflexion sur nos devenirs ? Poussent-elles à concrétiser des solutions en faveur du care, de la sobriété et de la modification de nos liens avec le monde sensible ? Ou au contraire, ces émotions sont-elles trop paralysantes, enlisant nos intentions militantes dans la boue de l’inaction ? Ces interrogations seront celles d’une journée d’étude dédiée aux corpus contemporains qui dessinent l’avenir avec optimisme et non plus avec angoisse (appel en cours).

Marie-Lou Solbach - Mondes germaniques et nord-européens / LIS
Docteure en littérature comparée, spécialité études scandinaves
ATER en études culturelles (Université de Lorraine)

 

Bibliographie critique :

  • Afeissa Hicham-Stéphane (éd.), Éthique de l’environnement : nature, valeur, respect, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2007.
  • Callicott John Baird, Éthique de la terre, Dominique Bellec et Christophe Masutti (trad.), Paris, Éditions Wildproject, 2010.
  • Chelebourg Christian, Écofictions : mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2012.
  • Dubois Philippe, Le Chagrin écologique. Petit traité de solastalgie, Paris, Seuil, 2021.
  • Dupuy Jean-Pierre, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Seuil, 2002.
  • Durand Gilbert, Les Structures anthropologiques de l’imaginaire : introduction à l’archétypologie générale, Paris, Dunod, 1992.
  • Dussouy Gérard, « L’océan Arctique dans le nouveau contexte géopolitique mondial », Nordiques, Quel avenir pour le Groenland ?, no 18, 2008.
  • Garcia Renaud, La Collapsologie ou l’écologie mutilée, Paris, L’échappée, 2020.
  • Hermetet Anne-Rachel, « “Le crime se vend mieux que le réchauffement climatique” : Thèmes, formes et enjeux des préoccupations environnementales dans le roman policier et le thriller européens », dans Christiane Solte-Gresser et Claudia Schmitt (éd.), Ökologie und Literatur : Neue literatur-und kulturwissenschaftliche Perspektiven, Bielefeld, Aisthesis Verlag, 2017, p. 285-293.
  • Jonas Hans, Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique [Das Prinzip Verantwortung], Jean Greisch (trad.), Paris, Éditions du Cerf, 2013.
  • Morizot Baptiste, Manières d’être vivant, Arles, Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 2020.
  • Rugg Linda Haverty, « Displacing Crimes against Nature: Scandinavian Ecocrime Fiction », Scandinavian Studies, vol. 89, no 4, The Happiest People on Earth? Scandinavian Narratives of Guilt and Discontent, 2017, p. 597, https://www.jstor.org/stable/10.5406/scanstud.89.4.0597.
  • Servigne Pablo, Stevens Raphaël, Comment tout peut s’effondrer : petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Paris, Seuil, 2015.
  • Solbach Marie-Lou, L’Arctique des polars polaires : en-quête des représentations et récits d’inquiétudes au XXIe siècle, Université de Strasbourg, Littérature comparée, 2022, disponible en ligne : ⟨tel-04566447⟩.
  • Wallenhorst Nathanaël, Wulf Christophe, Humains : un dictionnaire d’anthropologie prospective, Paris, J. Vrin, 2022.

Bibliographie des œuvres de fiction :

  • Besson Bernard, Groenland, Paris, Odile Jacob, coll. « Thriller », 2011.
  • Delzongle Sonja, Boréal, Paris, Folio, coll. “folio policier”, 2018.
  • Raake John Kåre, La Glace [Isen], Hélène Hervieu (trad.), Paris, J’ai lu, 2021.