Cora Diamond, L’Importance d’être humain et autres essais de philosophie morale

traduit de l'anglais par E. Halais, J.-Y. Mondon, et S. Laugier, Paris, PUF, 2011.

Les articles réunis dans L’importance d’être humain introduisent la pensée de la philosophe américaine Cora Diamond dans le contexte francophone. Diamond dialogue avec la tradition analytique et morale anglophone en développant une réflexion personnelle : celle-ci a pour champ d’investigation principal l’imagination morale. En ce sens, la philosophe se situe dans le sillage d’une réflexion sur le rapport entre mimesis romanesque, participation du lecteur et incidences morales, réflexion qui remonte à Aristote, passe par Kant et se prolonge avec Martha Nussbaum. À la différence des penseurs qui l’ont précédée, Diamond propose toutefois une conception élargie du rapport entre intellect et sensibilité, et aborde la fiction (ici comprise au sens large du terme) en tant qu’expérience de décentrement à la fois cognitif et éthique. Autrement dit, Diamond nous invite à considérer la fiction comme un moment où il nous est donné de nous pencher sur des situations théoriques (les puzzling cases de la philosophie analytique) à la fois possibles et improbables, dans lesquelles nos principes, nos valeurs et nos déductions ne s’appliquent pas, mais qui nous permettent de redéfinir notre rapport au monde et aux autres.

Ainsi, dans l’essai intitulé « Le cas du soldat nu », consacré à Robert Graves et à George Orwell, Diamond se penche sur le langage choisi par les deux écrivains dans leurs récits de guerre. Elle remarque que les cas de soldats qui ont choisi de ne pas tirer sur l’ennemi désarmé racontés dans ces récits sont pour la plupart interprétés comme des témoignages de la reconnaissance d’un universel droit à la vie (et donc comme des exemples de moralité). Selon la philosophe, notre façon d’interpréter ces histoires dépend cependant plus « de la conception que des hommes comme Orwell et Graves avaient du fait de servir en soldat » ou « du fait d’être impliqué dans un conflit armé avec d’autres hommes » que d’une conscience profonde de l’autre en tant qu’humain ayant droit à survivre. De telles conceptions, précise Diamond, « peu[vent] émerger de certaines chansons que les soldats ordinaires choisissent de chanter […] » (p. 108) : autrement dit, de fragments d’expérience vécue par les écrivains dans des situations concrètes de solidarité, mais aussi de doute, de peur ou de dégoût. C’est pour cette raison qu’il n’y a, selon Diamond, « aucune nécessité à tenter d’introduire de force dans ces cas une reconnaissance de droits sous-jacente à la répugnance à tirer sur le soldat nu, ou sur le soldat qui court en tenant son pantalon » (p. 109).

Dans ce chapitre comme dans d’autres (dont celui qui donne le titre au volume, « L’importance d’être humain », ou « Manger de la viande, manger des gens » et « Perdre ses concepts »), l’autrice se confronte aux différentes tentatives de philosophes ou d’écrivains de puiser dans le vocabulaire de la morale ou de l’éthique pour y trouver de quoi expliquer une expérience vécue par eux-mêmes ou par les autres. La relation entre, d’une part, le fait qu’une personne réelle ou fictive puisse faire cas en s’élevant en un exemple de conduite et, d’autre part, le fait que cet exemple nous encourage à prendre soin de nous et des autres, se trouve ainsi renversée. Ce qui intéresse Diamond, ce n’est en effet pas d’établir quel est le champ d’action de l’éthique. En suivant Wittgenstein, elle maintient que cette dernière n’est pas un domaine spécifique : il s’agit plutôt d’une attitude qui nous permet de reparcourir les produits de notre imagination en cherchant à comprendre de quels éléments ordinaires leur langage est composé. Il n’est alors pas pertinent de parler de valeurs morales universelles dont on se servirait pour nous orienter dans notre vie, mais plutôt d’un ensemble de pratiques qui nous permettent de porter notre attention sur ce qui nous interroge chez l’autre (un inconnu, un étranger, un animal). « La communication en matière de morale, comme en beaucoup d’autres, inclut l’exploration de ce qui permettra aux protagonistes de se rejoindre mutuellement » (p. 39). Or cette possibilité ne dépend pas de l’existence d’une pratique : « Nos pratiques sont exploratoires », affirme-t-elle en se référant à la fois à sa pratique de philosophe et à l’imagination morale telle qu’elle agit en nous « et c’est en vérité seulement au travers d’une telle exploration que nous en venons à une vision complète de ce que nous pensions nous-mêmes, ou de ce que nous voulions dire (ibid.).

Diamond suggère que la valeur d’une expérience, qu’elle soit vécue personnellement ou par l’interposition d’une œuvre d’art, peut avoir sur nous une influence d’autant plus durable qu’elle demeure en partie incompréhensible. En cela, notre idée d’une vie morale s’avère être inextricablement liée à notre idée d’une vie tout court, car plus que de principes de conduite, elle se compose d’un ensemble de pratiques que l’imagination nous fournit et qui se révèlent à la fois nécessaires et défaillantes. Nécessaires, car elles viennent compléter nos principes par une série d’images ou des récits par lesquels nous pouvons les transformer de concepts en formes de vie ; et défaillantes, car le but de l’imagination morale est de nous accompagner dans la critique de ces mêmes récits ou images et, lorsqu’ils ne résonnent plus avec notre expérience, à les rejeter.

Matilde Manara - Configurations littéraires