Regardez-vous des films de Roman Polanski en cachette ? Continuez-vous, malgré votre conscience de ces scandales, à consommer les œuvres d’artistes, hommes et plus rarement femmes, qui font la une des journaux pour leur comportement moralement problématique ? L’ouvrage de Claire Dederer nous plonge au cœur de ce « dilemme du fan », à savoir la cohabitation entre une posture morale de condamnation envers la personne et la permanence d’un goût artistique pour ses œuvres : il est fréquent, explique l’autrice, à la fois de ressentir l’absolu du dégoût et de constater l’absolu du génie, sans que l’un parvienne à mitiger l’autre. C’est à cette discrépance qu’est consacré l’ouvrage, résolument tourné du côté de la réception des œuvres, faisant corps avec ce public de lecteurs ou de spectateurs captivés et captifs, auquel Dederer donne vie par l’usage du « nous » et par le récit de ses expériences personnelles de critique de livres et de fine connaisseuse du monde de l’art nord-américain. Pas de théorie ici, pas de définition abstraite – à commencer par celle de « monstre », souvent assimilé au génie transgresseur ou défini par le seul effet qu’il produit sur le public et non par des caractéristiques internes (« an art monster (is) someone whose behavior disrupts our ability to apprehend the work in its own terms ») : les arcanes de la création comme les mystères du comportement de son auteur restant impénétrables pour le consommateur de l’œuvre d’art, ils ne sont pas l’objet du livre. Pas non plus de volonté de déterminer ce qui serait un comportement acceptable face aux comportements inacceptables d’artistes.
L’autrice veut au contraire résister à la tentation de raisonner, de produire du concept, pour se concentrer sur ces moments où notre goût et nos « sentiments moraux » (moral feelings) entrent en conflit : alors que nous avons ordinairement tendance à tenter de dissiper notre malaise, à le dévaluer comme une réaction de profane qui méconnaîtrait l’indépendance de la sphère esthétique et tomberait dans les pièges de la biographical fallacy, à convertir le plus rapidement possible ces « sentiments moraux » en « pensées éthiques » susceptibles de nous guider de manière moins épidermique dans notre rapport à l’art, ce dilemme ne mérite-t-il pas au contraire d’être creusé ? Dederer propose ainsi d’écrire une forme d’« autobiographie du public » pour lui restituer à la fois une autorité et une agentivité : à la lumière plusieurs cas récents (Polanski, W. Allen) ou moins récents (R. Wagner, E. Hemingway, V. Solanas), qui font la part belle aux prédateurs sexuels comme aux mères artistes ayant abandonné leurs enfants, elle montre comment la connaissance d’éléments biographiques qui affecte nécessairement notre rapport à ces figures crée de nouveaux sentiments esthétiques – comme ce qu’elle nomme « la tache », cette impression que toute l’œuvre est polluée rétrospectivement par les actes accomplis ou dévoilés au présent, ou ce sentiment de perte qui fait que, parfois, un artiste est finalement déclaré indéfendable et qu’il cesse pour nous de jouer le rôle qu’il avait jusque-là dans nos vies.
Cela permet de faire du « dilemme du fan » un point de mire d’où observer de manière particulièrement efficace notre rapport le plus contemporain à l’art, mais aussi nos nouvelles stratégies d’accommodation morales pour continuer à jouir, esthétiquement, sans trop d’entraves : analysant le cas J.K. Rowling, présentée comme « transphobe » après des propos condamnant l’accès des toilettes féminines aux personnes transgenres ou non-binaires, Dederer souligne que la vague de condamnation dont elle a fait l’objet trouve son explication dans le caractère profondément immersif des fictions de la romancière britannique – et de tout le dispositif commercial qui les entourent. Quand l’univers Harry Potter se trouve décliné à l’envi au fil de Comic Cons partout sur la planète et à travers mille et un objets de merchandising, encourageant les enfants à s’identifier aux personnages et à posséder des bribes de ce monde, comment s’étonner qu’ils se sentent trahis lorsque les valeurs de la créatrice de la saga magique viennent contredire les leurs ? Ce n’est pas tant d’un dissensus idéologique qu’il s’agit que d’une affaire personnelle, née d’une rupture de l’autonomisation de l’univers fictionnel accentuée dont ce type de formes littéraires est coutumière et que le marché de l’édition encourage fortement. De même, Dederer souligne avec finesse que nous vivons en réalité au cœur d’un paradoxe moral et esthétique : nous sommes les héritiers d’une tradition esthétique qui valorise la transgression byronienne, qui assimile liberté créatrice et liberté des mœurs, qui nous fait aimer et parfois admirer les monstres pour leur audace – et aussi peut-être parce qu’ils incarnent et servent notre attraction pour le mal ; mais cette tradition est percutée par de nouveaux dispositifs moraux qui valorisent l’intégrité morale constante, le refus de l’offense à l’autre, une forme de manichéisme qui fait qu’on ne peut être qu’un monstre ou un saint. En explorant nos ambivalences face à l’articulation entre art et morale, Claire Dederer met au contraire en garde contre le sentiment trompeur que nous vivons dans un présent qu’elle qualifie d’« anhistorique », né pour corriger les époques précédentes sans être affecté lui-même par des biais similaires – une époque où le monstre est toujours l’autre et jamais soi.
Victoire Feuillebois - GEO