Chance Morale (Moral Luck)

Œdipe résout l’énigme du Sphinx, devient roi de Thèbes, gouverne la ville avec justice, mais le hasard s’en mêle. Alors qu’il pense délibérer librement et maîtriser les conséquences de ses actes, il découvre qu’il a tué son père sans le savoir et épousé sa mère sans le vouloir. Ce récit fondateur de la littérature antique expose un problème essentiel de la philosophie morale : comment évaluer un choix dont l’agent ne maîtrise pas les conséquences ? C’est cette question que pose la « chance morale », en interrogeant de près le rapport entre la morale et la contingence.

1. Peut-on juger de la qualité morale d’un agent dont l’action est soumise au hasard ?

Nous sommes habitués à penser, dans un cadre moral d’inspiration kantienne, que la qualité morale de nos actions dépend exclusivement de la qualité de notre intention, et qu’en dépit du succès ou de l’échec de notre action, en dépit des circonstances qui peuvent éventuellement l’infléchir ou l’empêcher, notre intention seule fonde la valeur de notre agir. Kant, dans La Métaphysique des mœurs, écrit que « ce qui fait que la bonne volonté est telle, ce ne sont pas ses œuvres ou ses succès, ce n’est pas son aptitude à atteindre tel ou tel but proposé, c’est seulement le vouloir ; c’est-à-dire que c’est en soi qu’elle est bonne[1] ». D’après Kant, donc, la morale est indépendante du hasard. Si le hasard détermine la qualité de notre intelligence, de notre richesse, de notre succès, il existerait pour tout être humain un domaine qui n’est pas lié aux accidents et aux circonstances, mais où chacun serait égal et libre : c’est le domaine du choix moral. Contrairement à toutes nos actions, le choix éthique serait immunisé contre le hasard. Pour cette raison, comme l’écrit Bernard Williams, l’éthique déontologique produit un sentiment de réconfort et de consolation face aux injustices du monde (« it offers an inducement, solace to a sense of the world’s unfairness »[2]), qui nous pousse à considérer la morale comme la valeur la plus grande (p. 21). Le désir de rendre la vie morale immune au hasard est très ancien. Il exprime la volonté de faire dépendre son bonheur et sa perfection de facteurs contrôlables, dépendants de soi. Comme le rappelle Daniel Statman[3] et Martha Nussbaum[4], l’éthique cynique, épicurienne, stoïque et platonicienne supposent que l’individu doit se soustraire au hasard par la recherche d’un certain type d’activités (généralement des activités contemplatives) qui constituent la valeur la plus importante de la vie humaine et qui procurent le bonheur le plus grand. Pour mener une vie bonne, il faudrait alors éliminer les éléments qui sont soumis au hasard, c’est-à-dire la santé, l’amitié, la famille, la reconnaissance sociale, pour que la vie éthique soit sous notre contrôle (Statman, p. 4).

Cette vision de l’éthique est critiquée par Bernard Williams et Thomas Nagel dans deux articles de 1976[5]. Dans « Moral Luck », Williams affirme que notre désir de rendre la vie morale immunisée contre le hasard est destiné à faillir. Pour lui, le choix moral est nécessairement soumis au hasard, c’est-à-dire, dépendant des circonstances et de ses conséquences. Plus précisément, les justifications rationnelles que chacun donne à ses choix moraux sont soumises au hasard. Pour l’expliquer Williams évoque le cas d’un peintre qui, comme Gauguin, déciderait de quitter sa famille, en la plongeant dans la misère, pour poursuivre à Tahiti sa carrière artistique. La justification de son choix, selon Williams, ne dépend pas de la qualité de son intention, mais du résultat de son action : puisque Gauguin rencontre le succès, son choix premier est justifié. En revanche, s’il avait échoué, il aurait probablement blâmé son choix et regretté son départ. Cela signifie que Gauguin a fondé son choix sur des circonstances qui étaient hors de son contrôle. L’histoire de Gauguin propose donc un cas de « chance morale » : un choix est posé, sans le plein contrôle des circonstances, et son évaluation ne repose pas seulement sur l’intention de l’agent, mais sur le résultat de son action. La preuve en est que si Gauguin avait échoué, il aurait probablement ressenti une forme particulière de regret, que Williams appel le « regret de l’agent » (agent-regret, p. 27). Son choix lui aurait été insupportable, parce qu’il ne trouvait de justification que dans la vie qu’il avait imaginée, mais n’en avait plus aucune dans sa vie réelle. Un autre exemple de chance morale est le cas d’un conducteur de camion, qui sans erreur de sa part, renverse un enfant surgi soudainement devant lui. Bien que le conducteur soit innocent, parce qu’il n’avait pas l’intention de tuer l’enfant et n’a pas fait preuve de négligence, il éprouve un sentiment de regret et de culpabilité : il souhaiterait réparer la perte de l’enfant, tout en sachant que toute réparation est impossible. Ces exemples poussent Williams à affirmer que :

L’histoire de chaque agent est une trame dans laquelle tout ce qui est produit par la volonté est entouré, retenu et partiellement formé par des choses qui ne le sont pas, de telle sorte que la réflexion ne peut aller que dans une ou deux directions : soit la direction consistant à dire qu’agir de manière responsable est un concept assez superficiel, qui sert tout au plus à harmoniser ce qui se passe, soit qu'il ne s’agit pas d’un concept superficiel, mais que ce concept ne peut pas être clarifié[6].

Pour Bernard Williams le choix moral n’est pas libre et autonome, mais il est nécessairement marqué par le hasard.

Thomas Nagel répond à l’article de Williams et s’applique à définir et approfondir l’idée de « chance morale ». Pour lui, le hasard n’est pas une donnée subjective, lié au ressenti de l’agent, mais plutôt une donnée objective, qui peut être évaluée par des observateurs extérieurs. Nagel s’intéresse donc moins au regret de l’agent qu’à l’évaluation possible de son action. Pour lui, la chance morale est le constat d’un paradoxe. Si l’on suppose, comme l’affirme Kant, « que chaque personne ne peut être moralement responsable que de ce qu'elle fait », « on constate pourtant que ce qu’elle fait résulte de beaucoup de choses qu'elle ne fait pas. Alors, elle ne peut pas être moralement responsable de ce qu’elle fait » (p. 34). Nagel explique ce paradoxe par un corollaire : deux personnes ne doivent pas être considérées moralement différentes si la seule différence entre elles repose sur des facteurs qui dépassent leur contrôle. Il arrive pourtant que, dans nos jugements quotidiens, nous ne suivions pas ce principe. Imaginons par exemple deux conducteurs de camion qui sont ivres : un enfant coupe de manière inattendue la route d’un d’entre eux et meurt, alors que l’autre conducteur rentre sain et sauf chez lui. Même si les deux conducteurs sont également blâmables, on aura tendance à condamner plus sévèrement celui qui a renversé l’enfant. Ce cas est un exemple de moral luck : un agent est traité comme l’objet d’un jugement moral, pour une action qui n’était pas entièrement sous son contrôle.

Nagel rappelle que déjà Adam Smith, dans sa Théorie des sentiments moraux, avait relevé l’importance du résultat d’un action dans son évaluation morale. S’il semble parfaitement irrationnel de considérer une personne responsable pour les conséquences d’une action qui étaient hors de sa portée, il arrive pourtant que « les conséquences d’une action ont une grande influence sur nos sentiments concernant ses mérites et ses démérites, et presque toujours elles viennent augmenter ou diminuer notre sens des deux »[7].

Pour Nagel, le hasardn’affecte pas seulement le résultat de l’action mais intervient à tous les stades de la délibération et même dans l’élaboration de l’intention de l’agent. Nagel élargit la définition de moral luck et décrit quatre formes de hasard touchant à la vie morale. D’abord, le hasard constitutif (constitutive luck) est lié au caractère et à la personnalité de l’agent. On dira qu’une personne ne donne pas son argent aux pauvres parce qu’il est avare et on expliquera son avarice par son éducation. Cela signifie qu’il n’est pas entièrement responsable de son comportement mais qu’il agit de la sorte parce « qu’il est ainsi fait ». Le patrimoine génétique, le type d’éducation qu’on reçoit, le milieu où on évolue, les vices et les vertus de chacun ne sont pas entièrement sous son contrôle. Puisque ces facteurs définissent l’identité, cela implique que non seulement la qualité d’une action, mais aussi la qualité de l’intention est, en partie, soumise au hasard. En ce sens, la chance morale touche à la psychologie. Une deuxième forme de moral luck est celle que l’on peut appeler « hasard des circonstances » (circumstantial luck). Il s’agit d’un hasard lié à la situation dans laquelle se trouve l’agent. Nagel propose l’exemple des collaborateurs Nazis, condamnés pour des crimes atroces après la guerre. On peut supposer que si les mêmes individus avaient été déplacés de l’Allemagne à l’Argentine en 1929, ils n’auraient pas commis les mêmes crimes et ils auraient même pu conduire une vie exemplaire. Au contraire, un paysan argentin déplacé en Allemagne lors de l’essor du nazisme aurait peut-être perpétré des crimes qu’il n’aurait jamais commis s’il était resté dans son pays natal. Cela signifie que l’on juge les agents pour ce qu’ils font et non pas pour ce qu’ils auraient pu faire si les circonstances avaient été différentes (p. 34). Les deux autres formes de chance morale concernent les causes et les résultats de l’action. Le « hasard des causes » (causal luck) dépend des causes antérieures à l’action que l’agent ne maîtrise pas entièrement. Le choix actuel est en effet le dernier maillon d’une chaîne qui pousse l’agent à délibérer. Le choix moral, en ce sens, ne naît pas de la libre contemplation de tous les possibles. L’agent est déjà orienté dans son choix et se détermine en fonction de son histoire et de ses choix antérieurs. En ce sens, la chance morale questionne le libre arbitre, bien qu’elle dépasse le cadre convenu du débat sur la relation entre déterminisme et responsabilité morale[8]. Enfin, le « hasard des résultats » (resultant luck) touche aux conséquences de l’action. Williams et Nagel en proposent plusieurs exemples. Le cas de Gauguin, le cas du chauffeur de Williams et des chauffards de Nagel entrent dans cette catégorie. Les décisions les plus incertaines et dangereuses supposent une part de chance morale. Tout sujet qui veut lancer une révolution sait qu’il met en péril la vie de plusieurs personnes, dans l’espoir d’un bien plus grand : le succès ou l’échec de son projet en déterminent l’évaluation morale. Ainsi, si les décembristes avaient réussi à déposer le Tzar Nicolas premier en 1825 et à fonder un régime constitutionnel, ils auraient été considérés comme des héros. Puisqu’ils ont échoué, ils n’ont pas seulement porté le poids de leur échec, mais aussi la responsabilité des punitions terribles subies par les troupes qu’ils avaient persuadées à les suivre (Nagel, p. 30).

Les quatre formes de Moral Luck que Nagel définit sont au cœur du débat philosophique. Les termes de « hasard des circonstances » et de « hasard des résultats » viennent de Daniel Statman qui poursuit les analyses de Nagel (p. 11) et de Michael Zimmerman, qui approfondit l’idée d’un « hasard des résultats »[9]. Cette partition est critiquée : selon Andrew Latus, le hasard causal est redondant, car il fait partie du hasard circonstanciel et du hasard constitutif[10]. Susan Hurley, Nicholas Reschner, Daniel Statman et Andrew Latus[11] pensent que le hasard constitutif est une catégorie problématique, pour plusieurs raisons, et notamment parce que l’identité et la personnalité de l’agent ne peuvent pas être assimilées à la qualité de ses actions, du moment où l’identité précède l’action et qu’il est nécessaire qu’il y ait quelqu’un pour que l’action soit faite. En revanche, les catégories de hasard résultant et hasard circonstanciel sont plus largement adoptées.

La typologie proposée par Nagel montre que le hasard n’intervient pas seulement dans des cas extrêmes, mais touche de près à notre liberté et même à nos intentions. Si nous ne pouvons évaluer moralement que les actions dont nous contrôlons tous les facteurs, alors notre vie morale est très étriquée : la plupart du temps les agents ne seraient que des choses et leurs actions des événements dont on ne saurait pas évaluer la qualité morale. Des positions s’opposent : ou bien la morale existe, et ce n’est que l’intention de l’agent qui compte pour en définir la qualité morale ; ou bien le hasard affecte l’agent, et l’évaluation de ses actions est nécessairement périlleuse et problématique, puisque les circonstances et le résultat de l’action participent à l’appréciation de sa valeur.

2. Les conséquences de la chance morale

L’existence de la chance morale a été largement critiquée. Pour certains philosophe, la chance morale est un leurre, une erreur de perception, qui doit être corrigée pour restaurer une vision et une pratique correcte de la morale. Deux arguments de taille s’opposent à la chance morale. Le premier est ce que Andrew Latus appelle l’« argument épistémique »[12] et que défendent également Richards, Rescher, Rosebury et Thomson[13]. La chance morale est moins un problème éthique que le signe d’un défaut de connaissance. Si nous jugeons plus durement le chauffard qui tue l’enfant (resultant luck), si nous blâmons l’homme ou la femme qui, ayant grandi en Allemagne, embrasse la foi nazie, alors que nous ne blâmons pas les mêmes personnes qui aurait pu agir de la même manière mais qui ne l’ont pas fait puisqu’elles se trouvaient en Argentine (circumstantial luck), ce n’est pas à cause du hasard, mais parce qu’il est très difficile de comprendre l’intention d’un agent avant qu’il n’agisse. De quelques sortes, le fait d’agir permet de comprendre pleinement l’intention de l’agent et donc de formuler à son égard un jugement moral. Si nous ne jugeons pas de la même manière un sujet qui veut commettre un crime mais ne le fait pas, et un autre qui veut le commettre et le fait, ce n’est pas pour des raisons morales, mais pour des évidences épistémiques : nous ne pouvons connaître que très rarement l’intention exacte de l’agent avant que son action ne se réalise.

Une deuxième critique à l’encontre de la chance morale revient à affirmer que le jugement que l’on pose sur une action dont le sujet n’est pas pleinement responsable ne relève pas de la morale[14]. S’il est certain qu’un chauffeur qui écrase par mégarde un enfant éprouve du regret, s’il est probable qu’un conducteur ivre qui provoque un accident suscite plus d’indignation qu’un conducteur tout aussi ivre qui rentrerait paisiblement chez lui, toutefois ce regret et cette indignation ne sont pas de l’ordre de la morale. Les sentiments légitimes suscités par ces événements doivent être distingués des choix moraux. Selon Susan Wolf, le sentiment qui pousse l’agent à se considérer responsable des conséquences qu’il ne pouvait pas anticiper est le signe d’une « vertu »[15]. Selon Richards, s’il est juste qu’un parent soit indigné et malheureux en rencontrant la fille qui a laissé tomber par mégarde son enfant, il ne convient pas que ses sentiments orientent sa délibération morale, puisque le jugement moral repose exclusivement sur la responsabilité réelle de l’agent[16]. Pour ces auteurs, donc, la chance morale est un leurre.

Pourtant force est de constater que l’on vit comme si la chance morale existait, et que nous avons tendance à juger en termes de bien et de mal des actions qui ne dépendent pas entièrement de la volonté de l’agent. Même si l’on désire distinguer le sentiment de la délibération éthique, comme le propose Richards, la psychologie morale nous apprend que les sentiments et les émotions jouent un rôle essentiel dans nos choix moraux[17]. Si, comme l’écrit Latus, la chance morale est un problème épistémique, lié à la connaissance limitée de nos intentions et de celles de l’autre, ce manque de connaissance fait partie de la chance morale, puisqu’il affecte les circonstances de l’action et du jugement, en laissant le champ ouvert à l’inconnu et au hasard dans les évaluations éthiques.

En d’autres termes, même si la moral luck n’était qu’un leurre, de fait chacun vit comme si elle existait, puisque les jugements moraux sont affectés par les circonstances et par les conséquences touchant à la délibération éthique de l’agent. Après les travaux de Nagel et Williams, d’autres philosophes ont analysé les conséquences et les implications de cette notion. Il est d’abord évident que la moral luck touche à l’exercice de la justice et de la rétribution : la distinction entre homicide intentionnel et involontaire se fonde sur l’idée que l’agent n’est pas responsable d’une action dont il ne contrôle pas tous les facteurs. Pourtant, l’idée que l’intention seule compte, et que le résultat de l’action ne doit pas influencer le jugement, ne s’applique pas dans certains cas : on ne punira pas un individu qui a l’intention de violer une femme s’il ne réalise ou ne manifeste pas son intention. La moral luck affecte ainsi la responsabilité[18] : si l’on a l’habitude de croire que la responsabilité du sujet ne concerne que les actions qu’il maîtrise parfaitement, la chance morale montre que chaque intention et chaque délibération sont marquées par le hasard et que donc le degré de responsabilité de l’individu doit être analysé plus finement. Le cas déjà évoqué du « hasard des circonstaces » en est un exemple. La question de la responsabilité entraîne celle de la culpabilité : selon la morale de tradition kantienne, nous ne sommes pas responsables d’actions qui dépassent notre contrôle, et pourtant, l’agent a tendance à s’accuser de leurs conséquences[19]. C’est ce que montre l’exemple du chauffeur qui respecte méticuleusement le code de la route, mais dont la voiture renverse un enfant qui a surgi devant lui de manière inattendue. Le chauffeur, bien qu’il ne soit pas responsable de l’accident, risque d’être accablé par la culpabilité (Williams, p. 28) ou cherchera à prouver sa responsabilité morale pour expliquer l’accident (Richards, p. 179). Le hasard moral entraîne ainsi la réflexion sur le libre arbitre de l’agent, qui semble compromis par le hasard constitutif[20].

Les philosophes qui défendent l’existence de la moral luck, ou qui affirment que l’on vit nécessairement comme si elle existait, ne proposent pas de solution au paradoxe moral qu’elle expose. Ils constatent qu’il est inévitable de poser des choix moraux sans en connaître pleinement les circonstances et les conséquences et que l’on juge ordinairement les agents pour des actions et des choix qui ne sont pas complètement sous leur contrôle. Pour les uns, le paradoxe de la chance morale exprime le caractère illusoire de l’idée consolante selon laquelle la morale serait le seul domaine à n’être nullement atteint par le hasard (Williams, p. 21), pour les autres, la moral luck pose en revanche les conditions de possibilités pour une action moralement bonne. Pour Susan Wolf, l’agent qui se rend responsable des conséquences d’un acte qu’il ne pouvait pas anticiper, et qui par conséquent ne lui est pas imputable, fait preuve d’une « vertu sans nom » (p. 13). Cette vertu manifeste la conscience de l’imperfection de chaque acte et le souhait de prendre en charge les souffrances des autres[21]. Pour Margaret Urban Walker, l’idée d’une vie morale libérée du hasard implique une vision idéalisée de l’action humaine : il serait pourtant insupportable de vivre dans un monde ainsi conçu. En revanche, la chance morale permet aux individus de développer les compétences et les vertus nécessaires à la vie commune. Seulement en acceptant que la qualité de nos actions dépasse nos intentions nous pouvons nous engager auprès de nos amis et leur promettre notre assistance, même si nous ne pouvons pas prévoir leurs besoins. Margaret Urban Walker appelle ces vertus, les « vertus de l’agir impur » (virtues of impure agency[22]) puisqu’elles ne se manifestent que dans les actions marquées par l’imperfection, l’incertitude et le hasard.

Enrica Zanin - maîtresse de conférences en littérature comparée

[1] Immanuel Kant, La Métaphysique des mœurs, 2 vols, trad. Alain Renaut, Paris, Flammarion, 1994, vol. 1, p. 60.

[2] Bernard Williams, Moral Luck, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 21.

[3]Moral Luck, éd. Daniel Statman, Albany, State University of New York Press, 1993, p. 3.

[4] Martha C. Nussbaum, The Fragility of Goodness, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 (1986), p. 1-23.

[5] Bernard Williams, « Moral Luck » (1976), repris dans Moral Luck, op. cit., p. 20-39 ; Thomas Nagel, « Moral Luck » (1976), repris dans Mortal Questions, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. 24-38.

[6] « One’s history as an agent is a web in which anything that is the product of the will is surrounded and held up and partly formed by things that are not, in such a way that reflection can go only in one or two directions: either is the direction of saying that responsible agency is a fairly superficial concept, which had limited use in harmonizing what happens, or else that it is not a superficial concept, but that it cannot ultimately be purified », Bernard Williams, « Moral Luck », art. cit., p. 29 (ma traduction).

[7] Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments (1759), trad. Michaël Biziou, Claude Gautier, Jean-François Pradeau, Paris, Presses Universitaires de France, 1999, p. 150, cité par Thomas Nagel dans « Moral Luck » art. cit., p. 32.

[8] Comme le rappelle Daniel Statman, ni Williams ni Nagel se situent dans le débat sur le déterminisme moral. Ils cherchent davantage à comprendre en quoi le hasard affecte les circonstances et le résultat de la délibération, Daniel Statman éd., Moral Luck, op. cit., p. 11-12.

[9] Michael Zimmerman, « Luck and Moral Responsibility », Ethics, n. 97, 1987, p. 374-386.

[10] Andrew Latus, « Moral Luck », accessible en ligne: https:/iep.utm.edu/moralluc/.

[11] Susan L. Hurley, « Justice Without Constutive Luck », in Ethics, Royal Institute of Philosophy, Supplément 35, éd. A. Phillips Griffiths, 1993, p. 179-212. Voir aussi Daniel Statman, Moral Luck, op. cit., p. 1-34 ; Michael, J. Zimmerman, « Luck and Moral Responsibility », ibid., p. 217-233 ; Nicholas Rechner, « Moral Luck », ibid., p. 141-166 ; Andrew Latus, « Constitutive Luck », Metaphilosophy, vol. 34, n. 4, juillet 2003, p. 460-475.

[12] Andrew Latus, 2000, « Moral and Epistemic Luck », Journal of Philosophical Research, n. 25, 2000, p. 149-172.

[13] « Our epistemic position regarding the matters which determine an agent’s deserts is so imperfect that (for exemple) someone can have acted much more culpably than anyone has grounds to realize. If he has, no one is entitled to criticize him as harshly as he deserves. For criticism should reflect not a pretended omniscience but one’s actual grasp of what has been done », Norvin Richards, « Luck and Desert », Mind, n. 65, 1986, p. 198-209, repris dans Moral Luck, éd. Daniel Statman,p. 167-180 ; Judith Jarvis Thomson, « Morality and Bad Luck », ibid., p. 195-216. Voir aussi Brian Rosebury, « Moral Responsibility and Moral Luck », Philosophical Review, n. 104, 1995, p. 499-524.

[14] B. Rosebury, art. cit. ; N. Richards, art. cit., J. J. Thomson art. cit. Susan Wolf, 2001, « The Moral of Moral Luck », Philosophic Exchange, n. 31, 2001, p. 4-19.

[15]Ibid.

[16] N. Richards, art. cit., p. 179.

[17] Jonathan Haidt, The Righteous Mind, London, Penguin, 2012, p. 3-83.

[18] « The role that luck plays in the determination of moral responsibility may not be entirely eliminable », Michael Zimmerman, « Taking Luck Seriously », The Journal of Philosophy, n. 99, 2002, p. 553-576, p. 575.

[19] M. Zimmerman, « Luck and Moral Responsibility », art. cit.

[20] Alfred R. Mele, 2006, Free Will and Luck, Oxford, Oxford University Press, 2006, voir chap. 3 ; Neil Levy, Hard Luck: How Luck Undermines Free Will and Moral Responsibility, Oxford, Clarendon Press, 2011,  chap. 5-8.

[21] « There is a virtue that I suspect we all dimly recognize and commend that may be expressed as the virtue of taking responsibility for one’s actions and their consequences. It is, regrettably, a virtue with no name, and I am at a loss to suggest a name that would be helpful. It involves living with an expectation and a willingness to be held accountable for what one does, understanding the scope of “what one does,” particularly when costs are involved, in an expansive rather than a narrow way. It is the virtue that would lead one to offer to pay for the vase that one broke even if one’s fault in the incident was uncertain; the virtue that would lead one to apologize, rather than get defensive, if one unwittingly offended someone or hurt him », S. Wolf, art. cit., p. 13.

[22] « The truth of moral luck that responsibilities outrun control, although not in one single or simple way. This truth in turn renders intelligible a distinctive field of assessments of ourselves and others, in terms of how we regard and respond to just this interplay between what we control a what befalls us ; to, as Williams might say, the “impurity” of our agency. Here we expect ourselves and others to muster certain resources of character to meet the synergy of choice and fortune, which is especially burdensome in the case of bad moral luck. Here agents are found to have or lack such qualities as integrity, grace or lucidity. These qualities might well be called virtues of impure agency », Margaret Urban Walker, « Moral Luck and the Virtues of Impure Agency », Metaphilosophy, n. 22, 1991, p. 14-27, repris dans Moral Luck, éd. D. Statman, op. cit., p.235-250, p. 241.