Chamfort, La pensée console de tout

présenté par Frédéric Schiffter, Paris, GF, 2014.

« La pensée console de tout, et remédie à tout. Si quelquefois elle vous fait du mal, demandez-lui le remède du mal qu’elle vous a fait, et elle vous le donnera » (« Maximes générales », XIX). C’est cette remarque de Chamfort, où l’on reconnaît, chez ce bon lecteur de Rousseau, la dialectique du « remède dans le mal », que les éditions Garnier-Flammarion ont choisi de placer en exergue de l’édition, parue en 2014, du plus célèbre ouvrage de l’écrivain. Que l’on ne s’y trompe pas : sous ce titre en forme d’aphorisme, c’est une simple réédition des Maximes et réflexions (1795) qui est proposée au public, dépourvue d’autre appareil critique qu’une brève préface signée par Frédéric Schiffter. Faut-il dès lors penser que ce titre a d’abord été retenu pour des raisons commerciales, dans une collection dont le propos est de publier des « classiques décalés et décapants », au nombre desquels De l’inconvénient d’avoir trop d’amis de Plutarque ou Résolutions pour l’époque où je deviendrai vieux de Swift ? Sans doute, mais il n’en demeure pas moins qu’un tel titre, outre qu’il permet un jeu suggestif avec le sens générique du mot pensée (Chamfort est auteur de « Pensées morales », chap. 5), invite de façon féconde à considérer l’œuvre du moraliste sous le prisme de la consolation.

Car s’il serait abusif de tenir la consolation pour un des principaux sujets d’investigation de Chamfort (il n’en est d’ailleurs presque pas question dans l’introduction de Frédéric Schiffter), le moraliste développe néanmoins des réflexions sur les paradoxes du discours consolatoire. Au paradigme du « remède dans le mal » répond, dans la remarque XCVIII, une dialectique voisine, selon laquelle société et nature sont tour à tour source de mal et de consolation : « Telle est la misérable condition des hommes, qu’il leur faut chercher, dans la société, des consolations aux maux de la nature, et dans la nature, des consolations aux maux de la société ». L’écriture moraliste tend vers l’autoportrait lorsque Chamfort, relevant les « contrastes apparents » entre sa vie et ses principes, témoigne d’un malaise dans la culture : « les lettres sont presque ma seule consolation, et je ne vois point de beaux esprits, et ne vais point à l’Académie » (CCCXXXV). Enfin, ce n’est pas le moindre intérêt des réflexions de Chamfort sur la consolation que de se situer, plus d’une fois, sur un terrain politique et social. Ainsi d’une remarque où la consolation par la pensée passe pour être surtout le fait des moins nantis : « il le me semble qu’à égalité d’esprit et de lumières, l’homme né riche ne doit jamais connaître aussi bien que le pauvre, la nature, le cœur humain et la société. C’est que dans le moment où l’autre plaçait une jouissance, le second se consolait par une réflexion » (CCXXX). On retiendra surtout une réflexion sur le pouvoir lénifiant de la consolation, lorsqu’elle rime avec résignation. La rhétorique consolatoire serait suspecte parce que démobilisatrice : « presque toute l’histoire n’est qu’une suite d’horreurs. Si les tyrans la détestent, tandis qu’ils vivent, il semble que leurs successeurs souffrent qu’on transmette à la postérité les crimes de leurs devanciers, pour faire diversion à l’horreur qu’ils inspirent eux-mêmes. En effet, il ne reste guère, pour consoler les peuples, que de leur apprendre que leurs ancêtres ont été aussi malheureux, ou plus malheureux » (CDLXXIV). Consoler le peuple, en insistant complaisamment sur l’atemporalité du mal, n’est-ce pas le détourner des tentations d’émancipation ?

Cette remarque est tirée du dernier chapitre de l’ouvrage, « De l’esclavage et de la liberté. De la France avant et après la Révolution », où le républicanisme de Chamfort transparaît pleinement. L’alternative entre régime aristocratique et régime démocratique est présentée en termes éloquents : « Moi, tout ; le reste, rien. Voilà le despotisme, l’aristocratie et leurs partisans. – Moi, c’est un autre ; un autre, c’est moi ; voilà le régime populaire et ses partisans. Après cela, décidez. » (DXVIII). En amont même de ce chapitre, on pouvait lire des réflexions sur l’iniquité de l’ordre social : « N’est-ce pas une merveille que la société subsiste avec la convention tacite d’exclure du partage de ses droits les dix-neuf vingtièmes de la société ? » (CCXXXVI). Le lectorat actuel pourra apprécier la modernité d’un auteur qui allie la finesse acérée des moralistes classiques à la véhémence de la critique sociale. « Misanthrope et révolutionnaire… Bel oxymore », résume à cet égard Frédéric Schiffter (p. 16). Moderne, l’écrivain ne l’est en revanche guère dans ses maximes sur les femmes et l’amour, recueillies dans le chapitre 6, qui ne s’émancipent pas des poncifs misogynes.

Le regard volontiers critique que porte Chamfort sur l’éthos et l’héritage moralistes donne lieu à de suggestives réflexions. Ainsi quand il partage les moralistes en deux classes, inégalement représentées (XIV), ou quand il médite de façon paradoxale sur « l’inutilité de tous les livres de morale » (XV) ou commente les déclarations de ses prédécesseurs et les contresens dont elles ont pu faire l’objet (le chapitre « De la grandeur » de Montaigne dans la remarque CCXXII). On peut, enfin, insister sur la façon dont Chamfort sourit des travers de ses semblables au lieu de seulement les déplorer. C’est sur cet humour de l’auteur que met l’accent la citation retenue en quatrième de couverture : « la plus perdue de toutes les journées est celle où l’on n’a pas ri » (LXXX). Est-ce une consolation par le rire qui s’ébauche parfois chez Chamfort ? Citons la remarque CCXXIX : « En voyant ce qui se passe dans le monde, l’homme le plus misanthrope finirait par s’égayer, et Héraclite par mourir de rire ».

Nicolas Fréry