Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance

Kampf um Anerkennung ; traduit de l’allemand par Pierre Rusch, Paris, Editions du Cerf, 2002.

Publié en 1992, Kampf um Anerkennung est le premier ouvrage consacré à la reconnaissance par le philosophe Axel Honneth, qui aborde cette notion dans une perspective à la fois éthique et épistémologique. Les thèses de Honneth ouvrent à l’idée que les luttes sociales n’ont pas pour but unique la défense d’intérêts personnels, mais qu’elles découlent d’une réflexion morale, généralement soulevée par le déni d’une demande de reconnaissance qu’un individu adresse à un autre membre ou groupe social. Selon Honneth, la réponse manquée à cette demande entraîne des expériences d’humiliation qui ont un impact crucial sur la formation de notre identité. De plus, une fois la demande rejetée, la colère ressentie peut servir de solvant pour la constitution d’un mouvement de contestation alliant d’autres individus en quête de reconnaissance. Dernier représentant de l’École de Francfort, Honneth fait en somme sienne la lecture politico-psychologique de Hegel : chez ce dernier, la pensée de la reconnaissance n’a pas trait à la dimension épistémologique : contrairement à son équivalent français (reconnaissance), il n’y a, dans le mot Anerkennung, aucune référence immédiate à la connaissance, mais uniquement à la découverte (Erkennung) de l’autre, de l’individu et, par-là, du monde. Introduites en France dans les années 1940 par l’intermédiaire d’Alexandre Kojève, les thèses hégéliennes se nourrissent progressivement de celles de Marx, dont Honneth s’inspire largement. Dans l’essai de 1992, il distingue notamment entre trois facteurs de reconnaissance qui structurent la société moderne : l’amour, qu’il aborde à partir de la psychanalyse ; l’égalité, qui a trait à la sphère juridique et devrait être réglée par la loi ; la solidarité, c’est-à-dire le sentiment d’appartenance d’un individu à une collectivité qui considère sa contribution comme importante. C’est en fonction de la reconnaissance obtenue dans ces trois sphères, maintient Honneth, que nous construisons nos attentes à l’égard de la société, si bien que chacun d’entre nous dépendra, pour sa réalisation personnelle, de la manière dont ces attentes de reconnaissance réciproque sont respectées ou déçues. Les motifs de résistance sociale et de rébellion, explique le philosophe, se forment précisément dans le contexte de cette expérience morale et en particulier lorsque nos besoins de reconnaissance les plus profonds (être reconnus en tant qu’être humains) sont méconnus. Ces besoins, ainsi que leur revendication, sont intimement liés aux conditions de formation de notre identité personnelle, en ce sens qu’ils « indiquent les schémas sociaux de reconnaissance permettant aux individus de se percevoir à la fois comme des êtres autonomes […] au sein de leur environnement socio-culturel » (p. 123). Le choix des critères qui nous guident dans la lutte pour la reconnaissance ne se fonde donc pas uniquement sur un calcul utilitaire des intérêts, mais sur ce que Honneth appelle des « impératifs d’intégration sociale ». Le contenu de ces impératifs est constant d’individu en individu (ainsi, par exemple, une personne issue d’une minorité linguistique demandera à être reconnue en tant que membre de sa communauté de parlants et non pas d’une autre), mais peut changer là où la structure d’une société se modifie. Pour le philosophe, l’institutionnalisation de notre reconnaissance et sa codification en des lois ou des normes qui en définissent les contours est le seul moyen que nous avons d’être inclus dans une communauté.

En croisant la réflexion de Hegel et celle de Herbert Mead – qui dans Mind, Self and Society définit par « autrui généralisé » le type de représentation que le sujet donne de soi-même en tant qu’acteur d’une expérience sociale concrète (p. 219) –, Honneth estime que les sociétés de tout temps et époque, dans la perception que nous avons de leur fonction, sont constituées par une suite d’arrangements censés assurer le maintien des rapports de reconnaissance mutuelle entre les individus. Les questionnements moraux qui se dégagent de ces rapports (comment vivre ensemble ? comment être juste ? de quels droits se réclamer ?) doivent tenir compte de ce relativisme. Selon le philosophe, ce qu’une société peut (ou ne peut pas) garantir à ses membres ne dépend que de sa capacité à satisfaire un besoin de reconnaissance réciproque. Partir d’exigences intersubjectives comme la dignité personnelle, le respect de la différence, ou la défense de liberté, pour atteindre ce qu’Honneth appelle les « universaux normatifs d’une vie réussie » (p. 179), implique également que le « schéma de reconnaissance associé à la solidarité sociale […] ne puisse croître que grâce à des objectifs collectivement partagés » (ibid.). Même s’ils concernent des individus singuliers, ces objectifs ont une vocation relationnelle et doivent coexister avec ces deux autres facteurs de la reconnaissance : l’amour et les droits. De l’avis du philosophe, les possibilités d’auto-réalisation dans les sociétés les plus développées se sont à tel point élargies et différenciées que l’expérience de la reconnaissance individuelle ou collective ne peut plus être prise en charge par les institutions politiques. C’est seulement « lorsque la culture aura été transformée de manière à étendre radicalement les relations de solidarité » (p. 80), annonce Honneth, que les droits de chacun seront respectés et qu’une vraie révolution morale pourra être réalisée.  En liant entre elles les notions de reconnaissance, de droit et de lutte, le philosophe fait de cette lutte pour la reconnaissance le moteur par lequel nous parvenons à vivre dignement, dans l’espoir et l’attente que nos besoins soient satisfaits par la nature mutuelle des rapports qui sous-tendent les sociétés démocratiques. Les derniers chapitres de l’ouvrage – et, plus généralement, les nombreuses interventions du philosophe après sa parution – laissent toutefois entrevoir les problèmes posés par une telle vision. Concevoir la lutte pour la reconnaissance en termes à la fois idéalistes (lutte pour la reconnaissance en tant qu’étape fondamentale dans la constitution d’une identité) et téléologiques (lutte pour la reconnaissance en tant que phase à surmonter avant l’avènement d’une démocratie aboutie et juste), au lieu qu’en étudier les manifestations concrètes (dans les sphères particulières du conflit de race, de classe, ou de genre), signifie dépouiller cette expérience de ce qu’elle a d’immédiatement pratique, en acceptant qu’elle demeure une qualité abstraite qui peut conduire aussi bien à la cohésion qu’à l’isolement des individus.

Matilde Manara - Configurations littéraires