L’entrée dans l’ère néolibérale au tournant du XXIe siècle entraîne de profondes transformations dans le monde du travail. La financiarisation des entreprises, la tertiarisation du travail et l’internationalisation du marché mettent fin à l’âge d’une France à l’économie industrielle, au salariat ouvrier et marquée par l’importance d’un mouvement ouvrier influencé par les thèses marxistes. Ces transformations engendrent une souffrance particulière qui, remplaçant les accidents d’usine caractéristiques de la période industrielle, se traduit à l’époque contemporaine par les conséquences d’un management plus violent et concurrentiel comme le sont les restructurations, les licenciements massifs, le harcèlement, la violence psychologique et le suicide.
Le monde du travail en tant que sujet littéraire en devient ainsi transformé ; s’éloignant des esthétiques naturalistes et réalistes, on assiste au réinvestissement du sujet du travail dont témoigne l’essor en 1980 du roman d’entreprise.
Dans son ouvrage Le roman d’entreprise français au tournant du XXIe siècle, Aurore Labadie définit et analyse la forme du roman d’entreprise en établissant sa typologie à partir d’un corpus d’une centaine d’ouvrages où l’on retrouve les oeuvres de Thierry Beinstingel, François Bon, Nicole Caligaris, Élisabeth Filhol, entre autres. Le roman d’entreprise est ainsi caractérisé par Labadie comme faisant recours à diverses innovations littéraires afin de « figurer les récentes mutations linguistiques, managériales, structurelles et idéologiques des grandes entreprises pour en évaluer les enjeux socio-économiques, éthiques, anthropologiques » (p. 13).
En reprenant la notion formulée par Bruno Blanckeman dans L’écrivain impliqué : écrire (dans) la cité, Aurore Labadie soulève la posture adoptée par les romanciers d’entreprise : l’implication littéraire. Caractérisée par son opposition à la posture de surplomb propre à l’engagement littéraire sartrien et par la présence d’éléments autobiographiques, l’implication littéraire établit l’auteur comme étant un sujet intégré au système dont il témoigne à travers la littérature. Dans un contexte où le discours prônant la « lutte des classes » semble s’être éteint face au discours managérial, la posture impliquée permet également de re-penser et de prendre conscience de la rudesse (économique, psychologique, physique et éthique) du travail et de l'existence humaine sous le capitalisme à l’ère néolibérale.
À la posture d’écrivain impliqué,s’ajoute une nouvelle approche littéraire du sujet de l’entreprise. Tout comme le néolibéralisme ne se borne pas à une doctrine économique mais s’avère être une idéologie se propageant dans tous les pans de la vie humaine comme la politique et les relations sociales, dans le roman d’entreprise contemporain l’entreprise ne se réduit plus à une fonction d’ordre thématique ou de cadre spatial. Dans la continuation du projet littéraire conçu par François Bon dans Sortie d’usine, celui-ci n’écrivant plus l’usine mais concevant « l’usine comme écriture », il s’agit désormais de concevoir « l’entreprise comme écriture » (p. 150). Le roman d’entreprise fait donc part d’un renouvellement à travers cette inversion faisant de l’entreprise un modèle poétique et esthétique en elle-même, un modèle propre à inscrire les réalités de l’entreprise et ses enjeux dans la forme, la narration et la langue. L’ouvrage de Labadie porte ainsi un intérêt particulier à l’utilisation littéraire de la novlangue néolibérale, pour reprendre la formulation d’Alain Bihr,qui se caractérise par sa dimension déshumanisante et utilitaire à travers l’emploi d’euphémismes (« plans sociaux », « dégraissement », « ressources humaines »), de l’abondance des chiffres et la multitude d’acronymes dont le sens semble indéchiffrable.
L’implication littéraire ainsi que la conception de l’entreprise comme poétique témoignent de la force de propagation de l’idéologie néolibérale, mais elles soulèvent également une interrogation vis-à-vis de la responsabilité de l’auteur, ainsi que de celle du lecteur, ce dernier ce voyant confronté au déchiffrement du sens éthique et politique de l’écriture romanesque.
Dans un contexte où le néolibéralisme est hégémonique et l’engagement littéraire semble dépassé, l’ouvrage d’Aurore Labadie relève « l’important pouvoir de renouvellement [des] fictions narratives, habiles à faire du roman d’entreprise une entreprise littéraire » (p. 229) revalorisant la dimension heuristique de la littérature ainsi que ses dimensions éthiques et politiques.
Par Paulina Hernandez-Rousset, agrégative (titulaire d’un master LFGC)