Anne Simon, Une bête entre les lignes : essai de zoopoétique

Paris : Wildproject, coll. Tête nue, 2021.

Une lecture rapide de cet « essai de zoopoétique » (dont le sous-titre est présenté comme un clin d’œil à « l’essai d’écopoétique » publié par Pierre Schoentjes chez le même éditeur) pourrait conduire à avancer qu’il marche sur deux jambes : celle de Deleuze d’une part (cité à de multiples reprises, pour ses lectures de Proust et de Kafka, mais aussi pour sa définition du « devenir-animal » et pour sa proposition de « concepts actifs et performatifs, entés sur la vie, l’oblicité, les interpénétrations, les pivots, les traductions », p. 66) et celle de Derrida, dont la célèbre rencontre avec sa chatte, qui le surprend nu au sortir de sa salle de bain (L’Animal que donc je suis, 2006) inaugure le travail définitionnel de la première partie. Une telle représentation, qui tendrait à faire de la zoopoétique un surgeon tardif de la French Theory, s’avère néanmoins incomplète : assumant la forme « humanimale » dont il s’attache à examiner les manifestations littéraires, l’essai ne marche pas sur deux jambes mais sur quatre, six, huit, dix, voire mille pattes, à l’instar des insectes et vermines auxquels est consacré son dernier chapitre. Fourmillant de références, l’ouvrage d’Anne Simon se révèle nourri des apports de la philosophie (citons entre autres Florence Burgat, Vinciane Despret, Elisabeth de Fontenay, Dominique Lestel, Baptiste Morizot, Joëlle Zask du côté francophone, David Abram et Donna Haraway du côté anglophone), mais aussi de l’anthropologie (Tim Ingold, Frédérick Keck, Charles Stépanoff, Nastassja Martin), de l’histoire (Romain Bertrand, Éric Baratay), de la biologie (Stéphane Durand) et des arts (Georges Didi-Huberman, Bernie Krause, Vincent Lecomte). L’introduction affirme à ce titre d’emblée la nécessité de passer outre les partitions disciplinaires, « en reformulant les termes du dialogue depuis longtemps établi entre études littéraires et philosophie, éthique ou histoire, soit en instaurant des croisements inédits avec la zoologie, l’éthologie, la zoosémiotique, l’écologie, le droit, les humanités médicales, les études religieuses ou l’anthropologie perspectiviste » (p. 25). Dans ce contexte, la zoopoétique, dont cet essai constitue l’une des premières tentatives de définition en langue française, n’est pas une « discipline » nouvelle : « c’est un déplacement de l’attention, une approche de l’altérité à partir de failles historiques et de fissures intimes, mais aussi à partir d’éblouissements devant l’inventivité du vivant, qui se décline en démarche politique et en chemin de vie autant qu’en recherche scientifique » (p. 30).

L’objectif de ce foisonnant dialogue interdisciplinaire – dont un compte-rendu restitue la densité bien moins fidèlement que la consultation du carnet de zoopoétique Animots, fondé en 2010 et régulièrement alimenté depuis – demeure de « mettre en relief l’apport propre des études de lettres à la question animale – des études attentives aux manières d’écrire par lesquelles un auteur engage ses lecteurs dans le monde d’une bête singulière ». L’ouvrage se fonde ainsi sur une hypothèse en apparence paradoxale, mais dont les lectures détaillées auxquelles se livre l’autrice démontrent sans conteste la pertinence : « les bêtes et l’animalité informent de part en part ce qui peut être pourtant considéré comme un propre de l’espèce humaine : le langage créateur. […] La langue est animale, la parole est animée et les animaux racontent des histoires : la zoopoétique se fie aux écrivains et écrivaines pour entrecroiser les lignes de la vie et celles de la création… » (p. 22). Anne Simon renoue ainsi avec les analyses de Carlo Ginzburg selon qui « il se peut que l’idée même de narration […] ait vu le jour dans une société de chasseurs, à partir de l’expérience du déchiffrement des traces » (cité p. 254). L’un des atouts remarquables de l’essai est cependant de suggérer plus qu’une simple dette de la littérature à l’endroit des bêtes, dont elle serait l’héritière méconnue : si le récit doit son existence à l’animal, il pourrait en retour contribuer à sa préservation, et se trouve par conséquent doté d’un rôle à la fois « politique et éthique » (p. 55), que la menace d’une sixième extinction rend plus que jamais décisif. Ainsi que le note l’autrice à la suite d’une très belle citation empruntée à Éric Chevillard (Sans l’orang-outan, 2007) : « l’humanité en soi […] est une contradiction dans les termes », une parenthèse venant préciser que « cet “en-soi” oriente toujours vers un “entre-soi” » (p. 286).

Quoiqu’Une bête entre les lignes ne s’attache pas aux problèmes « zoopoéthiques » (p. 264) posés par l’exploitation animale, qu’Anne Simon préfère réserver à une publication ultérieure consacrée tout entière au « récit de fiction agroalimentaire » (p. 265), cette étude d’un « double en-aller, de l’homme vers la bête et de la bête vers l’homme » (p. 19) n’en suscite pas moins d’importantes interrogations éthiques, liées à notre capacité à « faire cas » de l’autre radical et à nous engager sur la voie d’une révolution morale propre à transformer la définition de notre humanité. La deuxième partie de l’ouvrage (intitulée « Sur le vif : hybrides et êtres de fuite ») montre ainsi l’être humain soumis à d’incessantes métamorphoses : citons entre autres celles de Jacques Lacarrière dans Le Pays sous l’écorce, les performances de Cyril Casmèze et les spectacles de la compagnie du Singe Debout, ou encore la chatte de Béatrice Beck. « Les écrivains et écrivaines savent que l’imaginaire est un moteur de renouvellement éthique, eux qui déroutent (dévient et exposent au risque) la langue et nos attentes, en tentant de se déprendre des couches de mots et de concepts qui habillent les bêtes […]. Le choix même de décrire tel ou tel animal, de telle ou telle façon relève du politique », note la critique (p. 69). La troisième et dernière partie (intitulée « À vif : politiques animales ») s’emploie dès lors à penser le lien de la présence animale avec les systèmes de domination humains : « l’ornithorynque » des insultes du capitaine Haddock rejoint celui du Céline antisémite dans Bagatelles pour un massacre (p. 305), les « nuisibles » maintenus à l’écart de la cité idéale de Ninive évoquent les clivages de l’apartheid chez Henrietta Rose-Innes, tandis qu’un tirailleur sénégalais exposé au Jardin d’Acclimatation mouche l’insupportable Madame Blatin en lui rétorquant « Moi négro, mais toi chameau » dans À l’ombre des jeunes filles en fleur – ce qui conduit Anne Simon à avancer que « la zoopoétique traite aussi de la colonisation, en l’occurrence des prémices de la décolonisation » (p. 310).

 Ces quelques exemples épars auront permis au lecteur de s’en convaincre : la zoopoétique est ouverte à tous les corpus, classiques ou mineurs, français ou étrangers (mentionnons ici l’étude précieuse et originale de deux écrivains polonais, Tadeusz Konwicki et Andrzej Zaniewski), contemporains (comme Marie Darrieussecq et Olivia Rosenthal) ou plus anciens (comme Michelet, dont Anne Simon propose de relire L’Insecte). Frayer avec les bêtes conduirait dès lors « à relire des ouvrages connus différemment […], à lire des auteurs qu’on ne lit pas ou plus, à réexaminer les étapes instituées de l’histoire littéraire et les œuvres “dignes” d’enseignement, bref à emprunter des traverses dont on ne soupçonnait pas l’existence » (p. 232). À propos de Proust, dont elle est par ailleurs une spécialiste reconnue, Anne Simon note ainsi que « la référence permanente à la zoologie, et à ce qui en elle relève de la mutation, contribue à rendre toujours plus dérangeante cette œuvre que la canonisation a presque pétrifiée » (p. 126).

En dépit de cette diversité assumée, les textes rassemblés dans cet « essai en forme d’arche » (p. 22), où ils se trouvent soumis à une lecture souvent méticuleuse, en quête de la « petite bête » cachée entre les lignes, sont inscrits dans une perspective commune. Empruntant à Sophie Milcent-Lawson la riche notion de « zoographie » pour désigner les divers procédés permettant la restitution littéraire de la subjectivité animale dans le roman, Anne Simon définit ici ce qu’elle nomme la « fiction zoologique, au sens où l’on parle de fiction anthropologique en philosophie » : « une fiction qui prêche le faux (devenir une bête) pour atteindre le vrai, une fiction qui oblige celui qui l’écrit comme celui qui la lit à déplacer ses propres modes d’accès au monde, à changer de repères, de peurs et de joies » (p. 83). La révolution morale passe ici par une inflexion grammaticale et littéraire, dont Anne Simon puise le ferment dans un texte de Jean-Christophe Bailly (« Les animaux conjuguent les verbes en silence », 2011) : selon l’écrivain, le modèle zoomorphe conduit à s’éloigner d’un monde pétri de substantifs pour adopter une pensée verbale qui « privilégie la dimension active de lignes animées par la prodigalité animale » (p. 100) et adjectivale, car « une pensée dotée d’un adjectif est avant tout une pensée sensible attentive à la fragilité comme à la luxuriance du pluriel », « une pensée latérale et oblique, spiralée et fuyante ». Ce n’est pas le moindre mérite de cet essai, lui-même « truffé d’attributs », de références et de lignes de fuite, que de nous rappeler, en ces temps de frugalité nécessaire et d’extinction annoncée, que la « vocation du monde est d’être surabondant » (p. 101).

Ninon Chavoz - Configurations littéraires