Que l’on se trouve dans la sphère publique, politique ou universitaire, tout le monde parle du féminisme. Pourtant, le féminisme libertaire reste méconnu. Dans son ouvrage publié en 2024, Irène Pereira entend proposer une définition de ce mouvement, et cela en montrant ce qui le distingue du féminisme libertarien. Le travail de la chercheuse suppose ainsi de dépasser des confusions et d’accepter de se confronter à une possible friction créée par deux logiques a priori opposées. En effet, le féminisme libertaire semble paradoxal, puisqu’il « implique une tension entre la prise en compte de la liberté individuelle et l’existence de structures sociales inégalitaires qui produisent des contraintes sur l’action » (p. 10). L’entreprise s’annonce donc complexe. Cependant, elle est d’une importance majeure. En plus de permettre de mieux comprendre les mouvements qui nous entourent, la recherche d’Irène Pereira s’avère également intéressante pour poser un autre regard sur les débats contemporains : Que veut dire consentir ? Quelle place occupe la subjectivité dans la recherche et le militantisme[1] ? Comment s’articulent relations sociales et liberté individuelle ? Le féminisme a-t-il encore un intérêt ?
Notion obscure, l’expression « féminisme libertaire » est polysémique. Parfois compris comme un synonyme d’ « anarcha-féminisme[2] », le courant est aussi présenté comme un « féminisme pro-sexe » (p. 25). Dès lors, le féminisme libertaire semble « entrer en contradiction avec le mouvement féministe actuel dans le sillage du mouvement #MeToo » (p. 26). Ce dernier n’est pas anti-sexe, mais il mise sur une logique de règlementation de la sexualité, une démarche parfois confondue avec des volontés répressives. Par conséquent, on voit mal comment « la revendication de liberté d’un féminisme libertaire » (p. 27) pourrait coïncider avec les exigences des féministes actuelles. Par ailleurs, cette approche du féminisme libertaire comme courant pro-sexe complique la distinction avec les positions libertariennes, car les questions socio-économiques semblent disparaître au profit d’une « permissivité sur le plan des mœurs » (p. 26).
Afin de pallier la difficulté définitionnelle qui entoure le féminisme libertaire, Irène Pereira propose une courte analyse historique et revient sur « les relations entre anarchisme et féminisme » (p. 29). Si les disciples de Pierre-Joseph Proudhon, autrement nommé « père de l’anarchisme », avaient tendance à s’opposer aux féministes, une partie des premier·ères militant·es anarchistes s’affirmait néanmoins en faveur de l’émancipation des femmes. L’autrice cite notamment les noms de Joseph Déjacque, qui créa le terme « libertaire[3] », de l’individualiste Voltairine de Cleyre, de l’anarcho-communiste Emma Goldman ou encore de l’organisation libertaire des Mujeres libres (femmes libres). Cependant, cette conscience de la place des femmes n’a pas suffi pour former un courant rassemblant les anarchistes et les féministes, car « le mouvement féministe de la première vague est considéré […] comme trop bourgeois et pas assez critique de l’étatisme, voire comme puritain » (p. 42). La difficulté que suppose ce rapprochement se fait d’ailleurs encore ressentir en ce XXIe siècle. Dans la France des années 2010, rappelle Irène Pereira, les femmes sont peu nombreuses dans les mouvements anarchistes. Par ailleurs, si des pays comme le Québec et la Bolivie indiquent qu’un décloisonnement a lieu, les anarcha-féministes demeurent malgré tout sans « unité théorique particulière » (p. 49).
Ces premières analyses montrent qu’ « accoler “féminisme” et “libertaire” ou “féminisme” et “anarchisme” n’a rien d’évident » (p. 42). Aussi la chercheuse propose-t-elle de procéder à « un travail de conceptualisation » (p. 51). Elle met ainsi en lumière des points communs entre les tendances libertaires et féministes. La notion de subjectivité se trouve alors centrale : « Le féminisme libertaire serait donc une forme de féminisme qui accorderait à chacun, et en particulier, à toutes les femmes, la capacité de choisir son existence, et de faire des choix libres concernant sa vie et plus particulièrement sa sexualité » (p. 52). Cette position présente cependant des limites. D’une part, la pensée libérale partage l’idée selon laquelle ce n’est pas à l’État de contrôler la vie des individus. D’autre part, la subjectivité « peut se heurter également à une forme de relativisme » (p. 53). Or, que faire si un homme considère que ce sont les femmes qui exercent une oppression ? Enfin, comment s’assurer que le choix et le point de vue d’une personne ne sont pas guidés par son statut social et la construction du système ? Pour tenter de dépasser ces limites, Irène Pereira revient sur le féminisme. Elle explique que ce mouvement est pourvu d’une certaine objectivité en ce qu’il se développe selon une dynamique collective et répond à des données statistiques qui montrent que le point de vue féministe relève d’une « réalité sociale systémique » (p. 54). Par cette assimilation méthodologique, le féminisme libertaire peut se distinguer de la doctrine libertarienne, bien davantage concentrée sur une dimension individuelle.
Qu’en est-il de « la tension entre l’existence des systèmes d’oppression et les capacités d’auto-émancipation des femmes » (p. 61) voire, plus globalement, des individus ? Pour éclairer cette question, Irène Pereira se penche sur la religion, la technologie, l’État et l’éducation. Perçus par des anarchistes et des féministes comme des systèmes d’oppression, ces appareils sont étudiés dans l’objectif de montrer leur place dans la théorie du féminisme libertaire, qui considère que « la société actuelle est composée de groupes sociaux antagoniques dont certains en oppriment d’autres » (p. 119). Irène Pereira met ainsi en évidence des contre-arguments intersectionnels en ce qui concerne la critique de la religion, et elle s’arrête sur la réflexion qu’a menée l’écoféministe matérialiste Maria Mies à propos des branches spiritualistes de l’écoféminisme. Mies ne croit pas à la transcendance, et la critique des matérialistes montre les risques sectaires des courants spiritualistes. Pour autant, cette démarche prône le respect des cultures et invite à ne pas « porter un jugement eurocentrique sur les formes de spiritualités traditionnelles hors du Nord Global » (p. 69), une position qu’adopte volontiers le féminisme libertaire. À travers une focalisation sur les arguments anti-technologiques, ce qui comprend la critique de l’écomodernisme, du transhumanisme ou encore des queer, Irène Pereira développe par ailleurs l’intérêt de la théorie féministe de la subsistance[4] et montre que la perspective décoloniale de certains courants féministes permet de ne pas oublier « qu’il existe dans de nombreuses sociétés une diversité de genres qui sortent des catégories binaires » (p. 80). On comprend par conséquent que les réflexions des féministes éclairent les limites de la critique anti-tech. D’autres alternatives sont encore présentées, notamment à propos des possibilités de renouvellement du système éducatif. Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les anarchistes (Paul Robin, Sébastien Faure et d’autres) critiquent « l’autorité verticale dans l’éducation scolaire » (p. 93) et préconisent une éducation intégrale. Celle-ci permettrait de déconstruire l’opposition entre les travaux manuels et intellectuels. Les libertaires, pour leur part, souhaitent « laisser place à la spontanéité apprenante de l’enfant » (p. 94). Par ailleurs, leur projet n’est pas ancré dans une démarche explicitement sociopolitique, contrairement à celui des anarchistes. Les féministes, de leur côté, ont produit une critique de l’éducation visant en premier lieu à dénoncer « l’éducation familiale et le manque d’accès des femmes aux études supérieures » (p. 96). En revenant sur les différentes pédagogies féministes et sur la logique d’une éducation anti-oppressive, Irène Pereira souligne alors le fait que le risque du « projet éducatif utopique radical » (p. 102) proposé par certains courants est de limiter la portée du projet au microcosme qu’est l’école. Le féminisme libertaire, qui hérite en partie des pensées anarchistes, permettrait donc « de rappeler que l’éducation et la pédagogie ne visent pas simplement une transformation de la salle classe, mais un engagement dans une lutte contre des systèmes sociaux oppressifs » (p. 103-104).
Mettre en garde sans cependant tomber dans l’absolue condamnation, ouvrir son regard à celui de l’Autre, changer les modalités des rapports sociaux, autant d’objectifs que porte le féminisme libertaire et qui font signe vers l’idée de révolution morale, puisque c’est en partie vers une modification des comportements moraux et des sensibilités que nous pousse le mouvement décrit par Irène Pereira. Cet élan révolutionnaire est plus sensible encore à la fin de l’ouvrage. La chercheuse s’intéresse à la notion de consentement. Suivant la perspective du féminisme libertaire, « la liberté ne peut pas être pensée comme une liberté individuelle détachée d’un contexte socio-historique » (p. 113). Le consentement, ici nécessairement inscrit au sein de relations sociales systémiques, ne tiendrait donc que d’une « apparente liberté » (p. 118), une idée que le féminisme libertarien récuse puisqu’il part du principe que le consentement est « réputé libre sauf s’il y a violence explicite ou manipulation » (p. 113). Par cette analyse, Irène Pereira ancre le féminisme libertaire, soit un courant sans histoire ni définition théorique jusqu’alors claires, au cœur de l’actualité. Plus polémiques que jamais en effet, la question du « systémique » et le concept de « consentement » défraient les médias, le monde politique et celui de la recherche. L’autrice en a conscience et n’ignore pas les contre-arguments que l’on pourrait opposer au féminisme libertaire, notamment le fait que « le doute qui pèse sur la liberté du consentement semble réintroduire l’idée de sujets aliénés qu’il faudrait libérer de l’extérieur » (p. 115). Aussi, elle explique qu’une auto-émancipation demeure possible, le tout étant de considérer que ce processus « n’implique pas une conscience absolument claire. Elle induit la capacité à faire entendre collectivement une voix différente et à agir dans des mouvements sociaux pour s’émanciper. Il ne s’agit pas de capacités innées, mais construites collectivement au sein des luttes sociales » (p. 116).
L’ouvrage d’Irène Pereira a le mérite d’aborder de front un mouvement peu connu et ambigu, à la croisée de plusieurs autres courants mais pourvu d’idées propres. Tout en soulevant des limites, qu’elle tente justement de pallier, la chercheuse parvient à mettre en valeur les éléments clefs du féminisme libertaire et à montrer ses divergences avec le féminisme libertarien. Sont également notoires les efforts définitionnels de la chercheuse, qui revient sur des notions trop souvent détournées, ou gauchement utilisées. Ce faisant, elle apporte beaucoup d’éclaircissements, et cela sans tomber dans la simplification. Pour cette raison, l’ouvrage nécessite toutefois certaines connaissances préalables, que les lecteur·ices pourront en partie acquérir grâce à la bibliographie qu’offre Irène Pereira. Enfin, l’étude menée donne à voir une nouvelle attitude face au monde contemporain. Certes, l’éthique féministe libertaire peut sembler absolument utopique, c’est-à-dire qu’elle est, pour certain·es, quelque chose de chimérique et d’impossible à mettre en œuvre, et, pour d’autres, « un rêve non réalisé, mais non pas irréalisable » (Déjacque, 1899, p. 72). Quoi qu’il en soit, le féminisme libertaire a cela d’intéressant que la pensée qui le construit, en rupture avec la société actuelle, esquisse divers moyens d’aboutir à des transformations sociopolitiques et morales, nous invitant ainsi à croire qu’il est possible qu’un jour, dans un ultime flash-back, « les gens se demandent : “Que pensions-nous alors ? Comment avons-nous pu faire cela pendant tant d’années ?” » (Appiah, 2012, p. 13-14).
Salomé Pastor - Configurations Littéraires
[1] Voir aussi la notice Objectivité et éthique rédigée par Lucien Derainne.
[2] On parle aussi d’ « anarcho-féminisme ». La terminaison en [a] vient d’un acte militant. En effet, rappelle Chiara Bottici, l’expression « anarcha-féminisme » a été inventée « par des mouvements sociaux qui essayaient de féminiser le concept et ainsi de donner une visibilité à une tendance spécifiquement féministe au sein de la théorie et de la pratique anarchistes » (Bottici, 2018, p. 78). L’expression demeure en outre relativement récente puisqu’en 1992 encore, remarque Irène Pereira (2016, p. 195), la Fédération Anarchiste utilisait « anarcho-féminisme ».
[3] Déjacque s’opposait farouchement à Proudhon, qu’il critiquait pour sa misogynie. Il va alors créer le terme « libertaire » pour caractériser celui ou celle qui, selon lui, représente l’anarchiste complet. En 1857, dans une lettre ouverte à Proudhon, il écrit : « Anarchiste juste-milieu, libéral et non libertaire, vous voulez le libre échange pour le coton et la chandelle, et vous préconisez des systèmes protecteurs de l’homme contre la femme. »
[4] Veronika Bennholdt-Thomsen revient sur cette théorie qu’elle a largement contribué à développer : « “[L]a production de subsistance ou production de la vie inclut tout travail servant à la création, à la perpétuation et à l’entretien direct de la vie sur Terre et qui n’a pas d’autre objectif que lui-même. C’est pourquoi la production de subsistance s’oppose à la production de marchandises et de plus-value. La production de subsistance aspire à la vie, la production de marchandises à l’argent qui “produit” toujours plus d’argent, autrement dit à l’accumulation du capital. Dans ce mode de production, la vie est en quelque sorte un effet secondaire” (Bennholdt-Thomsen, Mies, 2022, p. 57-58). […] La particularité de la théorie de la subsistance réside dans le fait qu’elle réunit la question des femmes, la question écologique et la question économique. Le mode de pensée du XIXe siècle européen avait séparé ces trois domaines en plaçant l’économie en position de suprématie et en tablant sur une croissance illimitée. Cette vision du monde est toujours d’actualité : le processus naturel de la reproduction est nié. Tout se passe comme si les processus vivants de ce qui advient et disparaît n’existaient pas et étaient évincés de la connaissance. Le mépris du féminin fait partie du bagage moral et éthique du productivisme. » (Bennholdt-Thomsen, 2023, p. 260-261).
Bibliographie :
- Kwame Anthony Appiah, Le Code d’honneur. Comment adviennent les révolutions morales, Paris, NRF Gallimard, 2012.
- Veronika Bennholdt-Thomsen, « La perspective de la subsistance », propos recueillis et traduits par Geneviève Pruvost, Cahiers du Genre, vol. 1, N° 74, 2023, p. 259-270. En ligne : https://shs.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2023-1-page-259?lang=fr&tab=texte-integral
- Chiara Bottici, « Anarcha-féminisme et l’ontologie du transindividuel », trad. Jeanne Ételain, Anaïs Nony, La Deleuziana – Journal of philosophy, N°8, 2018, p. 74-90. En ligne : http://www.ladeleuziana.org/wp-content/uploads/2019/02/Bottici-1.pdf
- Joseph Déjacque, De l’être-humain mâle et femelle. Lettre à P.J. Proudhon, Paris, s.e., 1857. En ligne : http://joseph.dejacque.free.fr/ecrits/lettreapjp.htm
- _____________, L’Humanisphère, (1859), Bruxelles, Bibliothèque des Temps Nouveaux, 1899.
- Irène Pereira, « Féminisme, anarchisme et fédéralisme. L’exemple de l’organisation Alternative libertaire entre 2006 et 2012 », Modern & Contemporary France, vol. 24, N°2, p. 193-196. En ligne : https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09639489.2016.1153463