Colloque "Formes et figures du triage" Recension par Laura Braun-Parvez, Francesca Cassinadri et Vittoria Dell'Aira

Le colloque s'est tenu à l'Université de Strasbourg les 16 et 17 septembre 2025.

Le colloque « Formes et figures du triage» est né du désir de penser ensemble, au-delà des disciplines, une notion inconfortable. Il avait pour visée principale de réfléchir au triage de manière interdisciplinaire et transversale, en croisant les regards de la médecine, des sciences humaines et sociales, du droit, de la philosophie et des arts.

Dès l’origine, notre ambition a été de déplacer l’attention portée sur le triage : ne plus l’envisager uniquement comme un dispositif de gestion de la rareté, mais comme un mécanisme de distribution des opportunités et des chances, de répartition des ressources immatérielles et de satisfaction des besoins, ainsi que de filtrage de l’abondance. Nous voulions comprendre comment le triage, loin d’être un acte purement technique, est le résultat de choix politiques, éthiques et esthétiques.

Ces deux journées ont ainsi poursuivi un double objectif : d’une part, explorer les continuités et les tensions entre les formes ordinaires et extraordinaires du triage ; d’autre part, ouvrir un dialogue entre pratiques et représentations, entre protocoles et récits. Pendant deux jours, médecins, chercheur·es en sciences humaines et sociales, juristes, artistes et écrivain·es ont donné vie à un espace de confrontation fertile, croisant leurs expériences pour rendre visibles les logiques du tri.

Pourquoi « triage » ? 

Le choix du terme triage – et de sa typographie – a permis d’entrer d’emblée dans le cœur du questionnement. Il ne s’agissait pas d’un simple effet de style, mais d’insister sur le fait qu’il n’existe pas un triage, mais des triages, multiples et situés. Là où le tri renvoie à un geste ordinaire, souvent invisible, le triage désigne un protocole, une pratique consciente, soumise à discussion, comme l’a rappelé Céline Lefève dans son intervention.

La typographie marque la volonté de pluraliser la notion : penser les formes et les figures du triage non seulement afin de reconnaître la diversité des domaines dans lesquels il opère, mais également d’en discerner les manifestations là où la distinction entre tri(s) et triage(s) se fait plus opaque, implicite, nébuleuse.

En ouverture du colloque, Anthony Mangeon a souligné un autre élément contenu dans le mot lui-même : l’IA. L’intelligence artificielle représente en effet un nouvel horizon du triage. En automatisant les choix, elle généralise et dissimule la logique du tri dans les sphères du quotidien. Même si ce thème n’était pas explicitement au programme, il a traversé plusieurs échanges — du panel sur la médecine et la neuroscience aux interventions sur les algorithmes éducatifs. Le triage devient ainsi un mot-frontière, à la fois technique et poétique, qui permet de questionner les régimes de visibilité et de responsabilité à l’ère numérique.

La première journée s’est ouverte sur la table ronde Triage et histoire de l’Alsace : archives et récits, où Frédérique Neau-Dufour, Catherine Maurer et Jérôme Schweitzer ont interrogé le triage dans sa dimension symbolique et mémorielle, à travers le prisme d’une région profondément marquée par les fractures de l’histoire. Le dialogue a mis en lumière la manière dont le tri ne se réduit pas à une opération administrative ou politique, mais s’inscrit dans les gestes mêmes de la transmission, de la sélection et de la conservation des traces du passé. Une notion qui a surgi très rapidement et reprise à plusieurs occasions a été celle de fracture — politique, linguistique, mais aussi mémorielle. En filigrane de ces échanges, le triage est apparu comme une métaphore du rapport que les sociétés entretiennent à leur histoire : entre sélection et oubli, entre visibilité et effacement, entre transparence et secret. Penser le triage en Alsace, c’est interroger la manière dont une mémoire collective se recompose après les ruptures, mais aussi la façon dont nos institutions, nos récits et nos pratiques culturelles continuent, consciemment ou non, à trier ce que nous retenons du passé.

L’après-midi a déplacé le regard vers le champ médical : après la vision d’un épisode de la série télévisée Hippocrate, Demian Battaglia, Céline Lefève et Patrick Karcher ont exploré les logiques du tri dans la pratique clinique, la philosophie du soin et les neurosciences, en abordant la place croissante de l’intelligence artificielle dans les décisions thérapeutiques. Céline Lefève a distingué le triage, propre aux situations de crise, de la médecine de tri, plus diffuse, qui agit dans des terrains médicaux ordinaires à travers des pratiques implicites d’exclusion. Patrick Karcher a montré comment un tri implicite touche les personnes âgées. Les patient·es gériatriques, jugé·es trop lent·es à soigner, sont assimilé·es à des bed-blockers, dans une logique dictée par la tarification à l’activité et la réduction des séjours. Cette exclusion s’inscrit dans une longue histoire : au XIXᵉ siècle, les malades chroniques étaient relégués dans des dépôts de mendicité, puis dans des zones périphériques supervisées par des médecins de campagne, ancêtres des gériatres. Enfin, Demian Battaglia a rappelé que le triage par un cerveau humain est un cas particulier de prise de décision, par un calcul des différentes options, en pesant les aspects positifs ou négatifs, où les émotions jouent un rôle décisif.

La seconde journée a prolongé la réflexion sur d’autres terrains, de l’éducation à l’humanitaire. Élise Tenret et Marie Lauricella ont analysé les effets des algorithmes d’affectation scolaire et les paradoxes de la personnalisation des parcours. Les deux interventions ont permis de comprendre les tensions entre transparence et opacité dans l’évolution des dispositifs d’orientation des étudiant·es dans l’enseignement supérieur français. L’étude de systèmes algorithmiques, tel Parcoursup, montre comment la rationalisation et l’automatisation de la sélection soulèvent des enjeux de légitimité, d’égalité et de justice sociale. Entre promesse de personnalisation et opacité procédurale, ces dispositifs transforment les pratiques d’orientation et de sélection, faisant désormais dépendre la « bonne » candidature de la capacité à se traduire en chiffre, pour reprendre les mots d’Élise Tenret. 

Ce système repose sur la capacité des individus à aligner leur parcours sur des bornes, des critères et des données préétablis, dans un mouvement paradoxal qui finit par élever ces mêmes critères, voire le processus d’abstraction et d’extrapolation de données, au-dessus de l’écoute de l’expérience vécue ou du véritable cheminement humain. Guillaume Dartigue et Adèle de Mesnard se sont penché·es sur les critères qui, dans la demande d’asile, permettent d’évaluer la trajectoire de mobilité des demandeurs. Le récit du requérant est analysé selon une opération typique du droit, la classification juridique des faits, qui détermine la reconnaissance ou le refus d’une protection. Les intervenant·es ont distingué entre un tri procédural (lié aux étapes administratives de la demande) et un tri substantiel (portant sur l’appréciation du récit). Cette distinction a révélé les obstacles inhérents à la procédure actuelle, ainsi que les biais systémiques qui affectent les réponses apportées aux mobilités, soulignant la nécessité de redéfinir les responsabilités et les finalités de la protection. 

Enfin, Valérie Gorin, Louis Witter et Marina Skalova, se sont focalisés sur l’iconographie humanitaire, en analysant à la fois les politiques d’archivage, les choix rédactionnels et les moyens propres à la poésie et à la photographie pour interroger la responsabilité du regard et de la parole. Au fil des échanges s’est imposée la question des seuils de tolérance face à la violence des images, dans un espace médiatique saturé d’informations, qui risque d’effacer toute distance critique. La conséquence de cette inflation visuelle n’est pas seulement de créer des hiérarchies de la souffrance, condamnant certaines à l’invisibilité, mais aussi celle d’induire une dépolitisation de la douleur, ainsi que l’épuisement de la compassion. Malgré ce décalage croissant entre sentir et agir, reste la nécessité de négocier un équilibre entre registre et temporalités, entre exigence journalistique et démarche esthétique, entre la nécessité du silence et celle de témoigner.

L’agent humain face à l’IA 

La question de la responsabilité humaine a traversé presque toutes les interventions. Les modèles neuronaux présentés par Demian Battaglia ont trouvé un écho inattendu dans l’analyse d’Élise Tenret et Marie Lauricella : qu’il s’agisse de trier des patients ou des étudiants, les algorithmes prétendent déléguer à la machine une rationalité supérieure. Or, cette rationalité reproduit les biais des concepteurs et déplace la décision : la main humaine n’est plus absente, mais dissimulée. À ce propos, Céline Lefève a souligné que cette délégation du jugement – du médecin à la procédure, mais, par extension, aussi du professeur à la plateforme – affaiblit la dimension délibérative de la décision. Le tri devient ainsi un réflexe technico-administratif, parfois sans sujet responsable. Cette tension entre calcul et conscience a constitué un fil rouge : comment maintenir la responsabilité dans un monde de tris automatiques ? Demian Battaglia a rappelé que, quand l’activité de prise de décision du cerveau est modélisée dans une IA, celle-ci ne ressent pas d’émotion. On peut demander à une IA si un patient doit être réanimé. Elle présentera sa réponse comme si elle venait d’une équipe d’humains, ce qui la rendra plus acceptable, ais il faut se souvenir que l’IA reproduit nos biais : la vraie question est donc de savoir qui l’entraîne. Sur terre, il n’existe qu’une dizaine de centres capables d’entraîner des réseaux profonds. Demian Battaglia et Céline Lefève déplorent qu’ils utilisent surtout des données scientifiques biomédicales, ce qui peut fausser les résultats. Pour garantir un triage éthique, il est crucial de concevoir un algorithme pour accroître le soin (le care), plutôt que la seule guérison (cure), en renforçant ainsi les relations. Dans diverses interventions, l’IA a été identifiée comme un enjeu de « relation ». Lors de sa présentation sur l’iconographie l’humanitaire, Valérie Gorin a souligné l’incapacité actuelle de l’IA à générer des images d’un médecin africain soignant des enfants européens souffrant de malnutrition. Cette constatation confirme la persistance des biais dans les bases de données visuelles.

Des récits et du triage : masquer ou dévoiler ?

Un second fil transversal du colloque a porté sur la dimension narrative du triage, où trier revient aussi à raconter : choisir ce qui sera archivé, transmis ou oublié. Frédérique Neau-Dufour a évoqué les fractures mémorielles de l’Alsace sous l’occupation allemande, marquées par les hiérarchisations de victimes et les silences persistants. Citant les travaux de Léa Munch, elle a rappelé l’effacement durable des malades psychiatriques transféré·es vers les centres d’euthanasie, longtemps exclu·es des commémorations et des récits officiels. Ces mémoires sélectives montrent comment certaines vies restent encore aujourd’hui soumises au tri, dans la mémoire comme dans l’histoire. Catherine Maurer et Jérôme Schweitzer ont prolongé cette réflexion à travers l’exposition Face au nazisme à la BNU, conçue à partir du fonds nazi. Leur travail a révélé les dilemmes inhérents à toute exposition : quels documents montrer, lesquels taire ? L’histoire de ce fonds illustre le tri des savoirs et des traces, depuis les politiques d’épuration des bibliothèques alsaciennes en 1941 — lorsque furent bannis les ouvrages d’auteurs juifs, marxistes ou émigrés — jusqu’aux débats contemporains sur la présentation des collections spoliées ou controversées. Comme le souligne Jérôme Schweitzer, chaque choix d’exposition implique une responsabilité narrative, où la mise en visibilité ou en réserve des œuvres devient un acte politique.

Cette perspective s’est prolongée dans le dernier panel, où Valérie Gorin, Louis Witter et Marina Skalova ont interrogé la tension entre masquer et dévoiler inhérente aux récits humanitaires. Dans le photojournalisme comme dans l’écriture littéraire, la multiplication des images et des récits liés à des situations humanitaires risque de déformer l’histoire en reléguant certaines vies au second plan ou dans l’invisibilité. C’est le cas, explique Valérie Gorin, de l’iconographie masculinisée du CICR, dans laquelle le rôle des femmes a longtemps été occulté. La table ronde a également permis d’interroger les limites du témoignage : ce qui est montré, ce qui est omis, et la place du spectateur. Louis Witter a évoqué le paradoxe de l’exposition prolongée à la souffrance, mentionnant les naufrages récurrents dans la Manche : la redondance semble entraîner une baisse de l’attention sur les sujets qui méritent le plus une visibilité. Contre le risque de désensibilisation, l’écriture de Marina Skalova opte pour une solution formelle : le blanc typographique comme espace d’interpellation éthique. Ce silence rappelle le choix esthétique de la photographie de Sophie Ristelhueber, où la trace et les cicatrices remplacent la figure humaine, dévoilant autrement la violence. Ces pratiques mettent en lumière la responsabilité de celui qui regarde et qui exhibe : dans un contexte saturé d’images, le geste de cadrer, d’effacer ou de taire mérite toujours d’être interrogé, car il constitue le lieu où le visible et l’invisible entrent dans un rapport dialectique.

Entre fiction, journalisme et mémoire, le tri se rejoue dans le langage : il s’incarne dans les histoires qu’on choisit de dire ou de taire. Le colloque a ainsi révélé la puissance du récit comme espace de résistance : raconter autrement, c’est déjà « déjouer » le triage.

La personnalisation managériale : de la bienveillance au tri caché

Cité par Céline Lefève, le philosophe Alexandre Monnin dans « Ne plus soigner : une tendance actuelle » relie l’origine des politiques d’exclusion en santé à l’idéologie MAGA (Make America Great Again) aux USA — une vision de la promotion de la santé comme un équilibre dont chaque individu serait responsable : l’acronyme MAHA est délibérément calqué sur ce modèle. 

Plusieurs interventions ont mis en lumière la manière dont les discours contemporains de la personnalisation – dans la santé, l’éducation ou le droit – reconduisent en réalité des logiques de sélection. Céline Lefève a parlé d’une « médecine du tri » devenue structurelle : derrière le vocabulaire du soin individualisé se cache l’obligation de choisir qui mérite d’être soigné. Cette médecine condamne les usagers à des mises à l’écart, et condamne les professionnels à porter le coût moral de cette exclusion. Trier revient à attribuer une valeur sociale, de façon plus ou moins collégiale, plus ou moins opaque et reproduit les inégalités de classe comme de genre. 

Élise Tenret et Marie Lauricella ont observé le même mécanisme dans l’école : la personnalisation des parcours, censée réduire les inégalités, renforce souvent les déterminismes sociaux. Guillaume Dartigue et Adèle de Mesnard ont, de leur côté, décrit un glissement similaire dans la procédure d’asile. En effet, la classification juridique des mobilités repose sur une essentialisation des vécus et une individualisation de la demande qui ignorent les dimensions collectives ou systémiques des persécutions, bien que les textes de la Convention de Genève aient formalisé certaines catégories. Les intervenants ont expliqué que, si le récit du demandeur évoque la nature systémique des violences, il peut être perçu comme redondant et insuffisamment individualisé, compromettant ainsi la reconnaissance de la protection. En d’autres termes, le droit souffre d’une conception étroite de la persécution individuelle : il ne prévoit pas de protection spécifique pour les groupes touchés par des phénomènes systémiques ou piégés dans des inégalités sociales dues au changement climatique. La notion de victimes collectives n’existe pas, sauf dans le cas d’une communauté particulière. Les intervenant·es ont ainsi mis en évidence les limites d’un système qui surresponsabilise les individus, tout en ignorant les facteurs structurels et environnementaux sous-jacents aux mobilités, et qui renforce la concurrence entre personnes vulnérables. En effet, l’absence de protection entraine chez les personnes concernées une insécurité accrue, tant sur le plan matériel que sur le plan psychosocial. En d’autres termes, reconnaître légalement une protection équivaut à « on vous croit » ; si on la refuse, on remet en question la réalité de l’expérience vécue. 

Cette hiérarchisation ne concerne pas seulement les chances d’obtenir une protection, elle affecte également ceux qui cherchent à accéder à un emploi : la juriste Karine Parrot observe que l’immigration de travail repose sur l’invisibilisation des travailleurs étrangers et la fragilisation de leur statut. La figure du « travailleur jetable » (Parrot, 2019, p. 122) synthétise une hiérarchie implicite des vies recevables : seuls les étrangers considérés comme utiles au marché de l’emploi sont admis au séjour, le plus souvent au prix d’une grande précarité. De la consultation médicale au bureau de préfecture, le vocabulaire de la protection devient ainsi une grammaire du tri, d’autant plus efficace qu’elle se présente comme inclusive. La logique de la personnalisation, bien qu’elle se veuille une garantie de soins, d’épanouissement personnel ou de droits à la protection, tend paradoxalement à devenir un instrument d’exclusion.

Fatalité ou choix : le tri et la responsabilité 

Enfin, une réflexion éthique commune a traversé l’ensemble des échanges : celle du choix. Historiquement, comme l’a montré Frédérique Neau-Dufour à propos de l’Alsace, le tri est souvent justifié par la fatalité. Aujourd’hui encore, cette rhétorique de la nécessité légitime des sélections présentées comme neutres — dans la médecine d’urgence, dans les politiques migratoires ou les budgets publics. Or, plusieurs intervenant·es ont tenté d’inverser cette logique, en redonnant au triage sa dimension éthique : trier, c’est toujours décider, et donc pouvoir répondre de ses critères. Entre la fatalité et le choix, entre la contrainte et la responsabilité, le colloque a cherché à rouvrir un espace de pensée. Ces résonances, issues de disciplines éloignées, dessinent un même horizon : le triage n’est pas seulement une procédure, c’est une épreuve éthique et politique. Il dévoile ce que nos sociétés valorisent, ce qu’elles écartent, ce qu’elles préfèrent taire. De la salle d’opération à la salle de classe, du guichet administratif au cadre du récit, le triage façonne nos manières de faire cas – de décider à qui accorder attention, soin ou mémoire.

En conclusion, le colloque Formes et figures du triage a révélé combien le triage, loin d’être une pratique marginale, structure nos façons de penser et d’organiser le monde. Qu’il s’agisse du soin, de l’éducation, du droit ou de la mémoire, le triage engage des choix de valeur. Si le premier panel avait évoqué la notion de fracture, il nous semble que ces deux journées ont ainsi contribué à dessiner les contours d’une éthique des seuils : une réflexion sur les critères, les frontières et les justifications de nos décisions. En ce sens, le triage se fait miroir de nos contradictions morales et politiques : penser ses formes et ses figures, c’est interroger la manière dont nos sociétés construisent la valeur, et celle dont, à travers chaque geste de triage, elles inventent ou restreignent l’horizon du possible.