Colloque "'Elle s'abandonna.' Représentations de l'acte de céder dans la littérature du XIXe siècle" Recension par Suzel Meyer et Salomé Pastor

Le colloque organisé par Victoire Feuillebois, Lucie Nizard, Éléonore Réverzy et Bertrand Marquer s'est déroulé sur le campus central de l'Université de Strasbourg les 4 et 5 mars 2025.

« Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait d’un soupir ; et, défaillante, tout en pleurs, avec un long frémissement et se cachant la figure, elle s’abandonna. » (Flaubert, Madame Bovary, Paris, Michel Lévy Frères, 1857, p. 226). Selon la septième édition du dictionnaire de l’Académie Française (1878), l’expression « s’abandonner » peut signifier « se laisser aller, se livrer à quelque chose, à quelqu’un, sans aucune retenue, sans aucune réserve ». Emma, « tout en pleurs », voulait-elle vraiment se laisser faire, ou a-t-elle cédé à Rodolphe ? Alors que le mois d’avril 2025 s’ouvre sur un débat à propos de l’inscription du « non-consentement » dans la définition pénale du viol, en mars de la même année Victoire Feuillebois (Université de Strasbourg, GEO et ITI Lethica), Lucie Nizard (Université de Genève, Faculté des lettres) , Eléonore Réverzy (Université Sorbonne Nouvelle, CRP19) et Bertrand Marquer (Université de Strasbourg, CL et ITI Lethica) ont proposé d’interroger les représentations de l’acte de céder dans la littérature du XIXe siècle. Visant notamment à analyser les différentes variations poétiques que peut prendre la cession et les enjeux éthiques que recouvrent ses représentations, ce colloque était aussi l’occasion d’interroger l’écart entre la cession et le consentement, en historicisant les notions et en considérant les liens qu’elles entretiennent avec le domaine médical et l’évolution du cadre juridique, avec les stéréotypes de genre, avec les considérations sur la liberté du sujet traduites dans les représentations des personnages. Anticipant la psychanalyse, la littérature du XIXe siècle interroge les notions dialectiques d’agir et de consentir, d’action et de volonté. Comment s’écrit la cession ? Y a-t-il convergence ou friction entre la poétique et l’éthique de la représentation ? La tradition littéraire de la cession et notamment sa codification ont été abordées plusieurs fois, ainsi que la valeur accordée au « non » ou au silence en contexte sexuel.

 

Pour ouvrir le colloque, Lucie Nizard a proposé de relire Émile Zola, lui-même lecteur de Flaubert. Après avoir rappelé des notions clés relatives aux définitions, comme la synonymie entre « se laisser faire » et « s’abandonner », et le paradoxe grammatical produit par le verbe à l’agentivité limitée, resituant ainsi l’abandon dans l’imaginaire machiste de l’époque, la chercheuse s’est attelée à une étude qualitative d’Une Page d’amour (1878). Elle y a relevé 39 mentions de l’abandon. Dans 90% des cas, les occurrences apparaissent dans un environnement sexuel ou sexualisant. L’abandon est présenté comme une annihilation de soi, vécu sur le mode de la négation psychique et sémantique. L’abandon du personnage masculin se montre dans la violence sexuelle qui ne limite plus ses pulsions, et va de pair avec l'anéantissement de la volonté du personnage féminin : l'expérience est rarement volontaire et heureuse pour la femme qui s'abandonne, la violence apparaît dans la langue et le lexique. 

Kathia Huynh (Université de Strasbourg, CL, ITI Lethica) a proposé ensuite une plongée dans le roman de l'inceste avec La Terre (1887) de Zola. La cession y est un enjeu narratif et rhétorique, croisée avec la diversité des définitions de l'inceste représentée. Dans l'imaginaire misogyne du roman, la terre symbolise la maîtresse, et sa possession, cession ou division va de pair avec le partage de la femme : le protagoniste Buteau veut « garder la fille et garder la terre ». La mise en place d'une argumentation viciée, qui déporte, pour l’occulter, la violence incestueuse vers d'autres relations de parenté et d'affection, vise à arracher un consentement (forcément) faussé. L'inceste est alors présenté comme un sévice familial commis de sang-froid, rationalisé et banalisé, et la cession couplée à l'inceste renouvelle le scénario topographique et le scénario sexuel, liant la violence patrimoniale et la violence sexuelle.

Qu’en est-il de la cession dans une oeuvre de femme ? En se penchant sur Lélia (1833), de George Sand, une oeuvre que la critique littéraire a jusqu'ici lue au travers du prisme de l'impuissance, Loup Belliard (Université Grenoble Alpes) a montré que ce roman à « mystère sexuel » est concentrée autour d’une femme qui symbolise la volonté de ne jamais céder. L’héroïne sandienne a par ailleurs la particularité de ne pas spécifiquement chercher à préserver sa vertu : elle refuse le rapport sexuel en toute connaissance de cause, car elle considère que l’abandon dans le sexe a un effet meurtrier sur sa psyché. Il s’agit pour Lélia de maintenir toujours vivants son esprit et sa réflexion, et partant de ne jamais faire mourir l’amour, ce sentiment qui n’est pas plus égal à la cession qu’à la passion. Chez George Sand, explique Loup Belliard, l’abandon serait la mort de l’amour. Selon l’éthique romantique, le refus s’apparente à de la folie. La cession est donc une norme incontournable, et ne pas répondre au désir des hommes mènerait à la mort du sujet. L’issue fataliste du roman, qui se conclut par un féminicide, se situe cependant peut-être moins dans la stricte lignée de cette éthique que dans celle du « féminisme sandien » : le monde n’est pas prêt pour l’émancipation des femmes.

Romain Enriquez (Sorbonne Université) s’est tourné pour sa part vers Julie ou j’ai sauvé ma rose (1807) et Amélie de Saint Far ou la Fatale Erreur (1808), romans érotiques de Félicité de Choiseul-Meuse à la structure similaire. L’autrice propose une casuistique de la cession et s’attache à explorer la différence de traitement entre les hommes et les femmes, celles-ci ne pouvant céder ni à leur désir ni à celui des autres. Les stratégies des personnages féminins et leur art de la temporisation font de la cession un outil de résistance, une protection face à la menace des hommes violents et un moyen de sauver leur réputation. Le double standard pèse sur les héroïnes : entre interdiction sociale de céder et script attendu des relations sexuelles où le refus mène à la cession.

Le regard que la fin-de-siècle pose sur le genre et la sexualité permet d’ouvrir à d’autres représentations. Elinor Knusten (Université de Genève) s’est ainsi proposé de comparer Monsieur Vénus (1884) de Rachilde, à L’Ève future (1886) de Villiers de l’Isle-Adam. Dans les deux cas, la cession est masculine. Les romans donnent en effet à voir des femmes fatales capables de faire vaciller les normes de genre. Rachilde et Villiers montrent ainsi que, dans l’imaginaire collectif, le caractère de ce qui est féminin est indéfectiblement lié à la cession. Lorsqu’elles ne perdent pas complètement les traits féminins qui devraient les caractériser, les femmes des romans, dominatrices, sont d’une extrême artificialité, ce qui a pour conséquence de montrer l’aspect performatif du genre et d’effriter le lien auparavant considéré comme naturel entre le sexe et le genre. 

Mathilde Bertrand (Université Sorbonne Nouvelle) a plongé dans le recueil Les Diaboliques (1874) de Barbey d’Aurevilly et y a fait ressortir une orchestration du désordre des désirs féminins et du trouble dans le genre. Des personnages féminins androgynes, comme l’escrimeuse musclée ou la femme dandy, montrent un irrespect des attributs de leur sexe, tandis que dans les nouvelles ce sont les hommes qui s’abandonnent le plus souvent – la cession masculine restant toutefois inscrite dans un script féminin. On voit ici se dessiner une porte de sortie à la dualité féminin/masculin, et il serait possible d’esquisser une lecture queer. Fasciné par le désir sexuel des femmes, Barbey se montre surtout effrayé par leur désir textuel : la femme qui écrit est menaçante, le « bas-bleu » est haïssable et punissable, comme on le voit chez la Pudica, châtiée car surprise en train d’écrire (et non pour l’adultère commis l’instant précédent).

Dans Le Rouge et le Noir (1830) de Stendhal, Julien Sorel, pour pallier son infériorité sociale, surjoue sa masculinité en prenant pour modèle des figures romanesques incarnant la masculinité toxique, une technique qui a un effet peu convaincant. Céline Duverne (Université de Champagne-Ardennes) a ainsi montré que la cession est mise à l’épreuve des hiérarchies sociales : quels rapports de force peut-il y avoir entre l’homme de basse classe et les aristocrates (Mme de Rênal et Mlle de La Môle) ? Le roman organise un brouillage axiologique en renversant classe et genre, et désapprouve Julien, alors fortement parodié.

Anne Grand d’Esnon (Université de Bourgogne France-Comté) a exploré la réception critique de la compréhension de l’ellipse dans Tess d’Urberville (1891) de Thomas Hardy : « elle s’était confusément abandonnée à lui ». Les critiques diffèrent quant à l’interprétation : Tess a-t-elle été violée ? Puisqu’elle retourne chez l’homme qui l’aurait violée, est-elle une femme entretenue ? Les échanges par ouvrages interposés sont vifs, notamment dans la critique littéraire anglophone des années 1990, et le lectorat amateur n’est pas en reste, débattant largement de la question sur Internet, dans les pages des forums et des encyclopédies.

Carole Bourlé (Université de Rouen) a fait le point sur les itérations du personnage de la grisette romantique chez Honoré de Balzac et Alfred de Musset (gloire et destin de la grisette tragique) face à celle d’Henry Murger, qui propose de nouveaux modèles de comportements mais aussi de nouvelles voies romanesques à cette figure, qui se colore de teintes nettement positives.

La seconde journée s’est ouverte sur un retour à la source même de l’intitulé du colloque : Madame Bovary. Jérôme David (Université de Genève) a en effet rappelé que le sens de l’expression « elle s’abandonna » varie en fonction du contexte, son interprétation étant tributaire d’un cadre. Relevant l’importance de la pronominalisation, il a en outre insisté sur la différence genrée que l’expression recèle. Les hommes s’abandonnent autrement que les femmes, dans la mesure où leurs passions sont considérées comme dignes et maîtrisées. Cette distinction, de même que sa littérarisation, dévoile la misogynie systémique qui construit la culture, laquelle confère aux hommes une grandeur dans un acte qui, lorsque ce sont les femmes qui s’y adonnent, est critiqué - le conférencier citant au passage l’absence de finesse de quelques lectures critiques virilistes. Il rappelle encore le lieu commun de la littérature classique selon lequel il faut une résistance de la femme pour qu’elle puisse s’abandonner, en résistant contre l’homme mais aussi contre ses propres désirs.

Victoire Feuillebois s’est penchée, dans le roman de Tolstoï Anna Karénine (1878), sur le chapitre où Anna et Vronski commettent l’adultère et sur les larmes versées par la protagoniste après l’amour. Les détails de la cession étant passés sous silence dans le texte, ces pleurs suscitent une incompréhension de la part des premiers lecteurs et soulèvent plusieurs questions qui concentrent les problématiques des scènes de cession : y a-t-il viol, regret, ou refus auctorial du plaisir du personnage ? Tolstoï propose ici un discours sur la causalité dans le roman, pour éviter une explication déterministe et une lecture masculino-centrée (l'action de l'homme constituerait la détermination nécessaire de la réaction de la femme), ou une interprétation qui serait morale, psychologique ou romantique. Tout est déjoué : les pleurs sont la réaction naturelle d'une âme, d'un corps soumis à des codes sociaux, d'un personnage féminin refusant de céder à la normalisation contre-nature (selon l’auteur) du sexe. C'est un moment attendu par le lectorat des romans russes : Tolstoï empêche ici l'interprétation simple, ne tranche pas entre agentivité et passivité, interrogeant aujourd'hui encore le lectorat sur la cession du personnage.

Retour au canon français : Boris Lyon-Caen (Sorbonne Université), qui reprend Pierre Danger, a remarqué que les femmes qui refusent de céder sont parfois perçues comme des castratrices. Mais le sont-elles vraiment ? Pourquoi se refusent-elles ? Le balzacien a expliqué qu’il est possible que les femmes se refusent pour mieux accepter, répondant ainsi à des codes érotiques socionormés, ou parce qu’elles refusent d’entrer dans le script sexuel attendu. Toutefois, Balzac ne donne pas toujours de réponse claire dans ses textes. En filigrane de ce non-dit, l’auteur de LaComédie Humaine fait alors surgir d’autres questions majeures : la plume doit-elle nécessairement trouver une raison au refus pour répondre aux attentes des lecteur·ices ? Pourquoi ne pas donner de réponse et à quelles possibilités ouvre ce silence ? 

Bertrand Marquer a quant à lui interrogé la cession au prisme des savoirs médicaux de l’époque, en s’arrêtant sur un moment fondamental dans l’histoire de la psychologie : le temps de « l’invention du sujet » (J. Carroy en 1991). Il a ainsi expliqué que le second XIXe siècle conçoit le « moi » comme un objet à configurations multiples. À la même époque, des travaux scientifiques et des débats juridiques sur la suggestion amorcent ce que l’on nomme aujourd’hui l’« emprise psychologique ». On s’intéresse alors à l’étude des sujets sous hypnose, aux sévices infligés et au (non) consentement de l’hypnotisé·e. Si les recherches vont favoriser l’émergence de la figure de la victime, Bertrand Marquera néanmoins remarqué que l’École de Paris et celle de Nancy ne s’accordent pas sur la possibilité de viol  d’une personne hypnotisée, ce qui interroge l’irresponsabilité dans le consentement, et la passion ou aliénation comme éclipse de la raison. Les travaux menés permettront quoi qu’il en soit de faire apparaître une distinction entre consentir et céder, et l’on verra progressivement se déployer une pensée philosophique du consentement. Celui-ci sera ainsi petit à petit reconsidéré, son absence ne nécessitant plus nécessairement la constatation de violences corporelles.

Laurent Angard (Université de Caen) s’est penché sur La Comtesse de Salisbury d’Alexandre Dumas. Paru en volume en 1839, ce roman historique met en scène le viol commis par le roi d’Angleterre Edouard III sur Alix de Salisbury, épouse de l’un de ses plus fidèles chevaliers. Suite à ce tragique événement, la Comtesse, abandonnée par son époux et contrainte de porter « le deuil de l’honneur », décide de se venger en s’empoisonnant après avoir publiquement dénoncé le monarque. À partir de cette trame romanesque, Laurent Angard a interrogé la rhétorique accusatrice de l’héroïne. Il a par ailleurs montré que Dumas entremêle dans une histoire de viol des questions politiques et morales, soulevant par cela même des problématiques relative à l’éthique.

Pour continuer à interroger la politique de la cession, Salomé Pastor (Université de Strasbourg, CL, ITI Lethica) s’est tournée vers la littérature anarchiste et a montré que la notion de consentement n’était pas étrangère aux anarchistes. Cependant, si les militants (hommes) dénoncent le viol, c’est souvent moins pour creuser ce concept ou défendre clairement et gratuitement les femmes, que pour mettre en évidence leurs propres idéaux. On voit ainsi apparaître une ode à l’amour libre, une dénonciation des codes érotiques bourgeois ou encore une remise en question de l’idée d’honneur. Tout en interrogeant implicitement l’éthique anarchiste, car elle incite à reconsidérer les motivations réelles des révolutionnaires de la fin du XIXe siècle, Salomé Pastor a donné à voir la représentation du viol comme un vecteur d’enjeux moraux, comme un élément littéraire qui témoigne de la volonté qu’avaient les extrémistes de l’échiquier politique de faire naître une révolution morale. 

La communication de Sarah Didier (Université de Lorraine) a clos les réflexions par une ouverture vers les théories sartriennes et les implications morales et éthiques que soulève le philosophe. Pour ce faire, elle a proposé de relire certains classiques de la littérature du XIXe siècle afin de comprendre quels concepts de la philosophie de Sartre pouvaient caractériser les différentes cessions représentées. Sarah Didier a entre autres étudié des cessions de « mauvaise foi », notamment relevées dans Le Rouge et le Noir. Cette lecture philosophique a permis de rappeler la portée des textes littéraires, qu’il nous faut relire, recommenter, recritiquer, recontextualiser et aussi actualiser. La compréhension et la réception des textes ne sont pas arrêtées, mais elles changent en fonction du cadre social, culturel et politique ; elles varient suivant les révolutions morales qui forgent l’époque de la lecture. 

 

Suzel Meyer et Salomé Pastor - Configurations Littéraires et ITI Lethica