Appropriation culturelle

Selon le Oxford English Dictionary, la première occurrence de la locution « cultural appropriation » apparaît dans un article de Arthur Christie « The Sense of the Past » dans le collectif The Asian Legacy and American Life édité par ses soins en 1945. Christie y a recours pour mettre en lumière la dette culturelle de l’Occident à l’égard de l’Orient à travers les siècles (« The guiding principle of European cultural appropriation from the Orient », p. 39).

Contexte d’émergence

Peu utilisée dans un premier temps, cette expression connaît un succès grandissant dans les années 1960, marquées tout à la fois par les discours anticolonialistes mais aussi par l’étude systématique des dialogismes littéraires et artistiques, ouverte entre autres, dans la lignée du dialogisme Bakhtinien, par les études de la sémioticienne Julia Kristeva. Son concept d’intertextualité, fondé sur une notion de « texte » élargie à tout système de signes, fait alors l’objet d’une vaste réception et ouvre la voie à une réflexion théorique sur les emprunts non seulement littéraires, mais aussi artistiques, et sur les interférences sociales et politiques.

Tandis que plusieurs sociologues et philosophes européens mettent en évidence l’interdépendance entre dynamiques culturelles et structures de pouvoir (citons par exemple les travaux de Stuart Hall, de Pierre Bourdieu et ceux de Michel Foucault, qui mettent en lumière les liens entre pouvoir et discours), le recours à la notion d’appropriation culturelle s’amplifie dans les années 1980-1990 dans les milieux universitaires anglophones et plus particulièrement étatsuniens. Dans le contexte de l’émergence des Cultural Studies (dont les études postcoloniales, subalternes, féministes, queer, etc. sont autant de déclinaisons), cette notion connaît tout à la fois un développement important et une resémantisation partielle.

Dans son acception la plus répandue de nos jours, la notion d’appropriation culturelle désigne l’emprunt réalisé par des acteurs ou des groupes d’une culture dominante à des acteurs ou groupes issus de cultures dominées sans le consentement de ces derniers. Si cette notion est convoquée principalement dans le contexte postcolonial, elle s’applique également à toute forme d’emprunts considérés comme illégitimes ou abusifs à des groupes socialement dominés (en lien avec la classe sociale, le genre, l’altérité physique liée à un handicap ou à toute forme d’atypie, etc.). Objet de nombreuses études depuis la fin des années 1990 (Ziff et Rao 1997), elle est définie entre autres par James Young pour le domaine de l’art (2010) et dans sa dimension éthique (Young et Brunk 2012). Dans une démarche typologique, Young distingue cinq formes d’appropriation culturelle : appropriation de l’objet, du contenu, du style, du motif, du sujet (qu’il assimile à une appropriation de la voix) (Young 2010, p. 5-9).

L’appropriation culturelle, dont la définition varie en fonction de celle que l’on donne du terme de culture, recouvre donc des aspects multiples et a été convoquée pour critiquer des phénomènes aussi variés que l’emprunt de formes ou textes dans des œuvres littéraires, picturales ou cinématographiques, l’utilisation à des fins mercantiles d’objets ou de signes culturels (telle la mise sur le marché d’un boomerang par Channel ou l’utilisation de certains tissus ou coiffures par des modistes nord-américains et européens – de la coiffure rasta à l’utilisation du Kimono ou du Wax), la représentation de populations par la culture populaire occidentale (celle par exemple qui s’incarne dans la figure de l’Amérindien, dans les Westerns ou la série de romans de jeunesse de Karl May, Winnetou), la prise de parole à la place des groupes dominés contribuant à entretenir une forme d’invisibilisation et d’insonorisation des groupes dominés (non-implication de représentants des cultures noires ou autochtones dans le processus de création des spectacles du dramaturge québécois Robert Lepage, Slav’ consacré au Jazz et Kanata, représentation des tragédies autochtones, recours à des acteurs valides pour représenter des personnes en situation de handicap ou de la communauté des personnes sourdes et malentendantes), mais aussi les questions de traduction, comme en témoigne le débat enflammé autour de l’identité des traducteurs du poème de The Hill We Climb d’Amanda Gorman, après sa prestation lors de l’investiture de Joe Biden en janvier 2021 (Diagne 2022).

Dimension éthique

L’appropriation culturelle, dont la sémantisation suggère la reproduction des pratiques de spoliation, se distingue donc des concepts plus neutres d’intertextualité (voire intericonicité), de transfert culturel, de réécriture, en ceci qu’elle inclut et surtout donne le primat à une dimension identitaire, politique et éthique.

Dans les échanges interculturels entre groupes dominants et groupes dominés ou minorisés, il y aurait donc systématiquement un déséquilibre dans la pratique des transferts, liés de fait à un déséquilibre sociopolitique originel. Ce modèle oppose des pratiques considérées comme légitimes, celles par exemple de la subversion des normes de la culture dominante par les acteurs de la culture dominée afin de remettre en cause toute forme d’hégémonie culturelle et politique en se réappropriant les discours, les représentations, la voix et le système axiologique – dans le domaine postcolonial, on songe notamment aux phénomènes étudiés par Bill Ashcroft, Helen Tiffin et Gareth Griffith en termes de Writing Back (Ashcroft et al., 1989) ; et des emprunts frappés de soupçon, voire considérés comme illégitimes, relevant de la spoliation ou de la reproduction de réflexes extractivistes, lorsque l’emprunt se fait par les cultures dominantes aux cultures dominées, catégories ici considérées comme immuables et peu évolutives. Si de nombreux critiques, au-delà de ces déséquilibres, font la part des choses entre spoliation et réception productive, entre appropriation et appréciation aboutissant à une valorisation de la culture d’origine des sujets ou motifs, cette bipartition axiologique systématique peut, en cas de radicalisation idéologique, provoquer le retour à des structures d’opposition binaires, fondements d’une pensée essentialiste.

Dérives essentialistes de la pensée identitaire

À n’en pas douter, la notion d’appropriation culturelle modifie considérablement la façon d’aborder les échanges et transferts interculturels et entraine de nos jours de nombreuses relectures d’œuvres canonisées, à l’instar par exemple de celles relevant du primitivisme. Ainsi l’appropriation culturelle est-elle convoquée pour commenter l’intégration de formes inspirées de masques africains dans Les Demoiselles d’Avignon de Picasso ou d’éléments culturels polynésiens dans la peinture de Gauguin, par exemple. Ces relectures, qui ont pour mérite d’interroger les conditions d’émergence des œuvres et leurs conditions de possibilité dans un contexte donné, dérivent parfois vers des interprétations très réductrices lorsque la prise en compte de l’œuvre se limite à cette dimension des relations de pouvoir. Dans ces cas de figure, la notion d’appropriation culturelle convoque celles, excluantes, de propriété, d’authenticité, et interrogent sur la perméabilité des cultures. Utilisée fréquemment pour contester l’aspect idéalisant du concept d’hybridité tel que le définissent les études postcoloniales (Bhabha 1994), la notion d’appropriation culturelle peut parfois dériver vers une conception des cultures comme des systèmes clos et autarciques. Au-delà de ces relectures, elle conduit aussi parfois certains critiques à ne voir systématiquement dans les transferts que la reproduction d’un geste de spoliation, principalement de spoliation coloniale – la reprise valorisante de certains éléments issus d’autres cultures étant, elle, parfois taxée d’opportunisme dans des sociétés où la « bien-pensance » serait aussi un gage de succès financier ou symbolique (Ben Lakhdar, 2024). Toute forme d’emprunt réalisé par des acteurs culturels issus de sociétés considérées, à plus ou moins juste titre, comme « dominantes » à des acteurs culturels issus de groupes identifiés comme « dominés », serait dès lors à considérer comme la reproduction d’un geste de spoliation, et ce quelles que soient la sémantisation de cet emprunt, son intégration sociale ou artistique et sa contextualisation.

Dans son acception la plus radicale donc, profondément marquée par le retour des dérives identitaires (Dubreuil 2019), la notion d’appropriation culturelle ne sert parfois plus seulement à interroger la dimension éthique dans les pratiques de reprise ou de citations, mais d’argument de censure (et rejoint occasionnellement les pratiques de la cancel culture) ou d’interdiction de la parole ou de la représentation de certains objets, au motif que seules les personnes originaires d’une culture auraient légitimité à s’exprimer sur certains phénomènes culturels. Nombreux sont ceux qui dès les années 2000 alertent sur le risque de telles dérives (Mignolo 2000, Appiah 2005, Dubreuil 2019, Diagne 2022, etc.)

Réceptions francophones

Très développée dans l’espace anglo-saxon depuis les années 1990, il faut attendre les années 2010 pour voir une réception massive du concept anglophone dans la sphère culturelle française. Cette émergence a assurément été rendue possible par le développement d’un discours mémoriel de grande ampleur depuis le début des années 2000 et le développement en parallèle de la prise en compte voire la revalorisation des cultures socialement minorisées. Objet de réception dans les milieux académiques proches des Postcolonial Studies et des études féministes et queer travaillant avec les approches nord-américaines, elle fait son irruption dans le champ journalistique et donc dans l’usage populaire au gré d’événements culturels polémiques, comme par exemple la représentation en France, à la Cartoucherie de Vincennes par le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, d’une version de la pièce Kanata du dramaturge et metteur en scène québécois Robert Lepage (2018), alors que celle-ci avait été empêchée à Montréal.

On le voit, l’appropriation culturelle mobilise de nos jours toutes sortes de discours (philosophiques, éthiques, sociologiques, politiques, juridiques, anthropologiques), entre autres à partir des concepts qu’elle convoque, comme ceux par exemple d’authenticité, de légitimité, de propriété. Appelant de fait une approche interdisciplinaire, la notion d’appropriation culturelle qui, à l’instar des théories de la décolonialité (Mignolo 2000) – à ne pas confondre avec les radicalisations identitaires du décolonialisme –, exige la prise en compte des lieux d’énonciation, interroge les enjeux de pouvoirs et ouvre à un renouvellement parfois très productif de certaines interprétations ; tout comme elle porte en elle, dans un contexte de radicalisation identitaire, le potentiel d’un retour à des pensées essentialistes et à la clôture des cultures, lorsqu’on tente de définir de manière exclusive à qui appartient la culture, qu’on soumet l’analyse des œuvres à un principe idéologique, et qu’alors mal interprétée et réductrice, elle légitime de nouvelles formes de censure.

Véronique Porra - Université Johannes-Gutenberg (Mayence)

 

Bibliographie :

  • Kwame Anthony Appiah, The Ethics of Identity, Princeton, Princeton University Press, 2005.

  • Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, The Empire Writes Back. Theory and Practice in Post-Colonial Literatures, Londres, Taylor & Francis, 1989.

  • Khémaïs Ben Lakhdar, L’appropriation culturelle. Histoire, domination et création : aux origines d’un pillage occidental, Paris, Stock, 2024.

  • Homi K. Bhabha, The Location of Culture, Londres – New York, Routledge, 1994.

  • Jana Cattien & Richard John Stopford, « The Appropriating Subject: Cultural Appreciation, Property and Entitlement », Philosophy & Social Criticism, 49(9), 2023, p. 1061-1078.

  • Arthur E. Christy, « The Sense of the Past », dans : Arthur E. Christy (dir.), The Asian Legacy and American Life, New York, The John Day company, 1945, p. 1-55.

  • Souleymane Bachir Diagne, De langue à langue. L’hospitalité de la traduction, Paris, Albin Michel, 2022.

  • Lars Distelhorst, Kulturelle Aneignung, Hamburg, Edition Nautilus, 2021.

  • Laurent Dubreuil, La Dictature des identités, Paris, Éditions Gallimard, 2019.

  • Michel Espagne, Michael Werner (dir.), Transferts. Les relations interculturelles dans l’espace franco-allemand (XVIIIe et XIXe siècles), Editions Recherche sur les civilisations, Paris 1988.

  • Walter Mignolo, Local Histories, Global Designs. Coloniality, Subaltern Knowledges, and Border Thinking, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2000.

  • Ethel Groffier, Dire l’autre. Appropriation culturelle, voix autochtones et liberté d’expression, Montréal, Léméac Éditeur, 2020.

  • James O. Young, Cultural Appropriation and the Arts, Wiley-Blackwell, 2010.

  • James O. Young & Conrad G. Brunk (dir.), The Ethics of Cultural Appropriation, Wiley-Blackwell, 2012.

  • Bruce Ziff & Pratima V. Rao (dir.), Borrowed Power: Essays on Cultural Appropriation, Rutgers University Press, 1997.