Hélène Merlin signe avec Cassandre ou la mécanique des ombres son premier long métrage, librement adapté de sa propre histoire et nourri d’une lecture attentive du Berceau des dominations de Dorothée Dussy. Quoiqu’achevé dès 2018, le scénario a longtemps cherché des financements pour voir le jour à l’écran : c’est en 2023 seulement, lorsqu’Hélène Merlin relance le projet aux côtés de sa productrice actuelle, que la proposition est entendue et que le film est finalement produit. Ce long parcours du combattant au terme duquel un tel film a pu se faire et trouver un public témoigne sans doute de la révolution morale provoquée par #MeToo et #MeTooInceste sur le plan socio-médiatique, par Le Consentement de Vanessa Springora (adapté à l’écran par Vanessa Filho en 2023), La Familia Grande de Camille Kouchner et Triste Tigre de Neige Sinno sur le plan littéraire, et par Les Chatouilles (2018) d’Andréa Bescond et Éric Métayer et Une famille (2024) de Christine Angot.
Durant l’été 1998, Cassandre (Billie Blain), 14 ans, de retour de pension militaire, retrouve dans la maison familiale son frère Philippe (Florian Lesieur), 18 ans, envoyé aux États-Unis par leurs parents, un ex-militaire tyrannique (Éric Ruf), amateur d’échecs et de go, et une ex-soixante-huitarde devenue mère au foyer (Zabou Breitman), écrasée par son mari et idolâtrant le fils aîné. L’analepse liminaire situe les personnages dans leur milieu sociologique (une bourgeoisie plutôt traditionnelle), un cadre idéologique (la soumission patriarcale au paterfamilias) et une structure relationnelle, fondée sur la confusion des identités, des places et des affects et condensée dans le nom complet de l’héroïne, « Cassandre Mariam David », baptisée ainsi d’après le premier amour jamais réalisé de son père, sa première femme épousée en Afrique, et un oncle décédé, dont elle aurait dû porter le nom si elle avait été le garçon tant désiré par sa mère pour donner un compagnon au fils chéri. De retour au présent, le film plonge aussitôt la spectatrice et le spectateur dans une atmosphère incestuelle étouffante, renforcée par le format carré de l’image et les plans symétriques de l’intérieur, transformé en huis clos. Dans une ambiance proche de celle dépeinte par Camille Kouchner dans La Familia Grande qui coche toutes les cases de l’incestuel listées par Cécile Cée dans Ce que Cécile sait. Journal de sortie d’inceste, adultes et adolescents vivent dans la plus grande promiscuité (Cassandre, pour atteindre sa chambre, doit d’abord traverser celles de sa mère et de son frère, puis une salle de bains commune sans verrou) et se promènent nus autour de la piscine en présence les uns des autres comme des invités. Tandis que les parents contrôlent les corps (Cassandre se fait épiler par sa mère, allongée jambes écartées sur la table où son frère et son père jouent au go), s’immiscent dans l’intimité des jeunes (la mère dit à la cantonade avoir racheté des mouchoirs à son fils, qui en fait, semblerait-il, un usage abondant), voire exposent crûment leur propre sexualité (au sujet d’une amie de Cassandre, Laëtitia, interprétée par Laïka Blanc-Francard, encore mineure ou à peine majeure, le père suggère qu’il « ne dirait pas non »), les enfants ploient sous une obéissance craintive vis-à-vis d’un patriarche qui ne respecte que la force et s’exprime à coup de théories naturalistes imposées comme autant de vérités à admettre sans les questionner. C’est dans ce système dysfonctionnel, accentué par le truchement du point de vue extérieur de Laëtitia, venue passer une nuit chez Cassandre et dont le malaise coïncide avec le nôtre, et par le contraste avec le centre équestre où l’adolescente poursuit ses leçons d’équitation auprès de Fred, un moniteur bienveillant (Guillaume Gouix), que s’inscrivent l’agression et le viol incestueux commis par le frère, venu un soir dans le lit de sa cadette pour se vanter de sa sexualité et lui « apprendre » tout ce qu’il dit en savoir… Le summer movie prend brutalement fin, remplacé par un film d’horreur sans monstre. À ce titre, l’obsession de la mère pour l’inconnu venu de l’extérieur de la maison pour tuer et violer ses habitants est particulièrement ironique. Le film est une tragédie moderne, où le fatum cède la place à l’implacable « mécanique » anthropologique de l’inceste.
Avec didactisme et néanmoins beaucoup de subtilité, voire de délicatesse, le film d’Hélène Merlin nous fait observer au plus près les rouages de l’inceste. Sa force vient de sa netteté démonstrative. Sous-tendu par les thèses de Dorothée Dussy, Cassandre adopte une lecture structurelle de l’inceste, campé en véritable « berceau des dominations » : dès l’enfance, les individus sont écrasés et éduqués, en l’occurrence par le père, à la violence et à la domination qui finissent par être normalisées, ce qu’illustre le personnage de la mère, qui rapporte les histoires de viol et d’inceste survenues à chaque niveau de l’arbre généalogique et banalisées dans ses commérages. Aliénés, les individus reproduisent les logiques dans lesquelles ils ont baigné, ce qui redistribue de façon subtile et complexe les dynamiques entre « victime » et « bourreau » : campé en benêt falot, humilié par un père autoritaire et ventriloqué par une mère intrusive, Philippe est tout aussi responsable de ses actes que victime de la structure familiale incestueuse dans laquelle il a été conditionné et hors de laquelle il est incapable d’agir et de penser. En réagissant aux agressions par la répétition compulsive de phrases d’attaque et de contre-attaque, voire par des initiatives visant à retrouver un semblant de maîtrise (alors que son frère, à côté d’elle dans son lit ou sous la douche, l’englue dans ses confessions et ses fantasmes sexuels, l’héroïne, en guise de riposte, parie qu’il ne sera pas capable de pratiquer un cunnilingus, puis diffuse une cassette pornographique), Cassandre, jusque dans ses refus et ses résistances, essaie d’être la plus forte et peine donc à sortir d’un carcan familial configuré autour de la domination. Et lorsqu’elle se décide à briser le secret et à révéler les abus, c’est le « système inceste » décrit par Dorothée Dussy, chargé de faire taire ou d’expulser les individus gênants, qui s’enclenche – et à ce titre, le départ inexpliqué des deux filles aînées, considérées comme « folles » par leurs parents et effacées des photos de famille, laisse planer un doute sur l’existence d’autres agressions intrafamiliales. Dans les dernières scènes, Cassandre décortique les étapes d’une silenciation prévisible : après que le père, lui-même victime d’abus sexuels au séminaire, minimise le viol de sa fille et retourne la culpabilité (« Si tu ne t’es pas défendue, c’est que tu y trouvais ton plaisir »), c’est au tour de la mère, dans une scène d’une grande intensité, d’opérer une quadruple négation exemplaire : nier, journal intime de sa fille à l’appui, la responsabilité du fils, selon elle séduit par sa sœur ; nier la gravité de l’inceste par l’euphémisme de « touche-pipi », pratiqué dans toutes les familles donc sans conséquence ; nier le viol incestueux par le « vrai » viol qu’elle a elle-même subi à 23 ans ; nier enfin son propre viol en l’enfouissant dans la seule attitude qui vaille à ses yeux, la dignité, autrement dit le silence. La conflictualité interne du personnage de la mère explose pour mieux se résorber par un retour au statu quo : ainsi tu, l’inceste n’a comme jamais existé.
Outre ce socle sociologique et anthropologique affiché et transformé en carburant dramatico-narratif, le film aborde ce sujet sensible en faisant des choix qui, pour être esthétiques, n’esthétisent en revanche jamais la violence, certes représentée à l’écran, mais de façon toujours pudique. Les scènes de violences sexuelles, par exemple, se détournent d’un mode de représentation « réaliste » pour adopter les codes du film d’horreur, voire du genre fantastique (séquences de nuit, musique inquiétante, lumières clignotantes, plans resserrés ou en contreplongée sur une héroïne pétrifiée). Leurs séquelles psychologiques sont quant à elles montrées au travers d’effets de distorsion qui laissent entrevoir, dans un flash, les pulsions d’agression de l’héroïne, comme dissociée par moments de la réalité. Hélène Merlin fait également le choix de coudre au récit principal des scènes de marionnettes, où apparaît, sur fond noir, une poupée blanche manipulée par des mains tantôt menaçantes, tantôt apaisantes, qui se révèlent être celles de Cassandre adulte (Agathe Rousselle). Le passage par un double inanimé et métaphorique, qui suit ou remplace les scènes de violences sexuelles, permet de figurer l’emprise, mais aussi de suggérer la possibilité d’une réconciliation, d’une réappropriation de soi par soi – de son corps comme de son histoire, respectivement figurés par la marionnette et sa marionnettiste, dont les rapports évoluent tout au long du film, de la mainmise au face à face, jusqu’au lâcher-prise final. Enfin, le film fait du centre équestre un contrepoint lumineux au huis clos familial, et offre une respiration salutaire au cœur de l’atmosphère d’oppression créée par la réalisatrice. Les scènes d’amitié, d’apprentissage, de douceur voire de joie auprès de Laëtitia, de Fred mais aussi d’Orion, ancien cheval de corrida et reflet discret de l’héroïne, laissent apercevoir un ailleurs : « l’enfance n’est pas une condamnation à perpétuité », fait remarquer le moniteur, dans une phrase qui fait écho pour les inverser aux grilles, pareilles à celles d’une prison, de la propriété familiale. Une échappée devient ainsi possible, et c’est sur cette note que choisit de s’achever le film, qui rejoue peut-être, lors de la séquence finale, des road movies féministes façon Thelma et Louise, où prendre la route entre femmes est une façon de s’extraire de la violence patriarcale.