Sara Ahmed, Queer Phenomenology. Orientations, Objects, Others

Durham, Duke University Press, 2006 ; Queer Phenomenology. Orientations, objets et autres, traduit par Laurence Brottier, Editions Le Manuscrit, 2022.

Philosophe anglo-pakistanaise naturalisée australienne, Sara Ahmed est autrice entre autres de Differences that Matter: Feminist Theory and Postmodernism (1998), Strange Encounters: Embodied Others in Post-Coloniality (2000), The Cultural Politics of Emotion (2004), On Being Included: Racism and Diversity in Institutional Life (2012) et Living a Feminist Life (2017, 2024 pour la traduction française). Travaillant aux croisements entre les études féministes, les études queer et les études sur la race, en 2006 elle publie Queer Phenomenology: Orientations, Objects, Others, où elle pose les jalons d’une approche queer et phénoménologique de l’orientation. Ses travaux précédents suggéraient déjà l’intérêt d’Ahmed pour le rapport que des sujets considérés culturellement, médicalement ou juridiquement non conformes ont avec des catégories perçues comme universelles tels que l’espace ou le temps. Cet essai se penche tout particulièrement sur l’expérience ordinaire que ces mêmes sujets font des repères par lesquels on se situe dans le monde. En s’appuyant sur la double acception (à la fois géométrique et sexuelle) du terme « orientation », elle avance l’hypothèse selon laquelle « là où l’orientation est liée à la manière dont nous résidons dans l’espace, l’orientation sexuelle serait également une question de résidence ; une question sur la manière dont nous habitons les espaces ainsi que sur les personnes et les choses avec qui nous les habitons » (p. 1). Dans Vivre une vie féministe, cette démarche convergera vers l’idée que « la théorie étant souvent considérée comme abstraite », il est nécessaire de la « ramener à la vie, à la faire revivre » (2017, p. 17), tandis que dans Queer Phenomenology elle apparaît moins comme un impératif de conduite personnelle que comme un constat formulé à partir de la friction entre le vécu individuel d'Ahmed et les lectures qui ont nourri sa réflexion. S’appuyant sur les travaux de penseurs comme Edmond Husserl, Michel Foucault, Audre Lorde et Judith Butler, l’autrice tisse une série de connexions entre sa formation de philosophe et son expérience de femme lesbienne racisée.

La diversité de genre et de race structure également le livre, qui est organisé en deux volets, chacun explorant les enjeux de l’orientation dans différentes sphères de la vie d’Ahmed. Dans la première partie, elle choisit la métaphore husserlienne de la table – assis à son bureau, le philosophe s’engage dans un certain type de travail, issu d’un espace qui lui met à disposition certains objets et pas d’autres –, pour montrer comment nos intentions sont guidées par des lignes d’orientation qui déterminent notre perception et notre façon d’agir. Les objets qui nous entourent sont responsables de cette orientation, car ils se trouvent avec nous dans une double relation : d’une part, c’est nous qui les percevons comme faisant partie d’un même espace et nous établissons des liens entre eux à partir de l’usage que nous en faisons ; d’autre part, ce sont les objets qui créent cet espace et le rendent habitable par notre corps, qui s’oriente à partir de leur position. Notre intentionnalité, précise Ahmed en suivant l’argumentation de Husserl avant de s’en détacher, est à son tour vecteur de lignes qui dirigent à la fois notre façon de nous situer dans le monde et celle des autres. Or l’orientation à laquelle ces lignes invitent n’est jamais neutre, mais se construit à partir de conventions socialement et historiquement établies. Si l’hétérosexualité n’est généralement pas considérée comme une orientation, mais comme la façon naturelle qu’un corps a d’être en relation avec les choses (l’homosexualité n’étant définie que par opposition aux pratiques sexuelles considérées « straight »), c’est parce que les lignes que l’hétérosexualité établit entre les corps et l’espace sont perçues comme innées. L’orientation des corps qui ne sont pas « alignés » sera par conséquent jugée déviante. « Un corps s’oriente dans l’espace en faisant la différence entre gauche et droite, haut et bas, près et loin, et cette orientation est cruciale pour la sexualisation du corps. La phénoménologie nous aide à considérer la sexualité comme l’une des manières que nous avons d’habiter l’espace » p. 70).

En se penchant sur Freud et sur sa lecture du cas d’une jeune femme attirée par une autre plus âgée, Ahmed conteste l’interprétation de cette attirance en termes œdipiens (déçue de ne pas pouvoir aimer son père, la femme se détournerait du désir des hommes pour en devenir elle-même un) et suggère qu’elle serait le fruit, d’une part, d’un conflit entre une orientation hétérosexuelle transmise par voie familiale et fonctionnant comme un « dispositif de redressement » (p. 93) et, d’autre part, le contact avec un corps qui n’est pas censé être présent au sein de ce dispositif. Tout comme une table de dîner ne nous oriente pas vers les choses qui nous entourent de la même manière que le ferait une table de bureau, un champ d’action hétérosexuel façonne les sujets qui l’habitent de façon différente qu’un champ queer. En évoquant ses propres repas de famille, Ahmed se souvient de la manière dont ses proches se retrouvaient assis dans une pièce aux murs remplis de photographies reproduisant les lignes (et la lignée) d’orientation hétérosexuelle suivies par au moins trois générations. Par le fait de percevoir ces lignes comme naturelles, son propre corps a dans un premier temps agi en conformité avec un espace qui « ne permettait pas d’autres types d’actions » (p. 91) sinon celles déjà en place dans le champ. D’où la thèse, élaborée à cheval entre les deux parties du livre, de la « contingence ». Ahmed et d’autres femmes comme elle n’auraient quitté les lignes hétérosexuelles qu’au moment où elles ont été attirées par un corps étranger venant d’un champ d’orientation différent et autrement invisible.

Un mouvement analogue est accompli dans la deuxième partie du livre, où Ahmed se penche sur le concept de race à partir d’une perspective qui est toujours phénoménologique, mais qui s’appuie également sur la réflexion d’Edward Said sur l’orientalisme. Afin d’analyser les différentes manières par lesquelles la racialisation et le racisme forcent les corps à s’orienter dans un espace social bâti sur des repères qui ne sont que prétendument universels, Ahmed avance l’idée selon laquelle notre conception de l’Orient (et par là notre manière d’organiser nos actions en tendant vers ou en nous éloignant de celui-ci) n’existe qu’en tant que fuite du champ construit par l’Occident. Là où la phénoménologie classique s’intéresse à la dimension tactile, auditive, visuelle et synesthésique de la réalité telle que nous l’incorporons, les schémas raciaux que nous avons intériorisés agissent au-dessous de ces sphères de perception pour infléchir et modifier notre façon d’appréhender un corps et de l’orienter. De même que les lignes de l’hétérosexualité se présentent comme naturelles et affectent les corps afin qu’ils reproduisent des comportements déjà à l’œuvre dans un champ donné, de même la reproduction de la blancheur s’opère selon Ahmed par un type particulièrement subtil d’orientation. Cette orientation rapprochera les personnes et même les objets blancs entre eux, en rendant invisibles ou déviants tous ceux qui ne parviennent pas à s’aligner. Après avoir procédé à la déconstruction de notre façon habituelle de percevoir l’orientation, Ahmed invite ses lecteurs à prêter attention aux « moments queer » qui s’ouvrent au sein de l’orientation blanche et à en faire le levier d’une phénoménologie alternative.

Dans la partie de son essai où elle présente des possibles alternatives à la phénoménologie « straight », Ahmed revient sur son expérience personnelle en rappelant qu’elle est fille d’une mère anglaise blanche et d’un père pakistanais noir. Ayant grandi dans un champ de perception qui était d’emblée hybride, elle s’est retrouvée face à l’impossibilité de choisir entre une orientation blanche et non blanche : cette contradiction, dans un premier temps douloureuse, est bientôt devenue un modèle « ouvrant de nouveaux types de connexions » (p. 155). Cette révolution morale, qui consisterait à rendre queer un espace autrement perçu comme très normatif, lui a permis de « contrecarrer la pression venant d’un monde orienté autour de la blancheur » (ibid.). Or ce ne sont pas tant l’identification ou l’analyse de ces lignes queer, précise-t-elle, qui l’ont aidée à s’interroger sur sa propre orientation, mais le choc éprouvé à la rencontre d’objets ou des corps déviants : « si les choses s’échappent, si les visages apparaissent renversés, s’ils ont l’air étranges, bizarres, ou déplacés, qu’allons-nous faire ? » (p. 179). Cette interrogation entraîne une prise de conscience de ce que le champ d’orientation « normal » et « originel » (blanc et hétérosexuel selon Ahmed) efface dans notre perception de la réalité. L’échec dans la transmission par voie héréditaire des lignes droites de l’orientation hétérosexuelle n’implique ainsi plus le fait de ne pas avoir de repères, mais l’ouverture d’une nouvelle perspective sur ce dont nous héritons et pourquoi. « Je me souviens de la mixité comme de l’expérience affective de me trouver entre mes parents sans pour autant atteindre aucun des deux côtés », écrit Ahmed : « Je marche entre vous. Vous êtes tous les deux connectés à moi. Je marche entre vous, mais je veux être d’un seul côté. Je ferme les yeux et je souhaite que mon père disparaisse. Comment serais-je sans lui ? Serais-je blanche comme ma mère ? » (p. 201). Plutôt que s’attarder sur les raisons de ce fantasme qu’elle-même considère « meurtrier », l’autrice préfère se pencher sur l’expérience « d’être à la maison avec une mère blanche et un père noir, de vivre à la maison l’intimité interraciale » (ibid.) pour se demander en quoi elle peut avoir donné forme à la personne qu’elle est devenue. La portée éthique du geste qu’elle s’est engagée à accomplir et qu’elle invite à accomplir est d’autant plus évidente que, face à l’altérité, « nous nous sentons souvent désorientés » (ibid.). Au lieu de repousser le corps ou l’objet étranger hors de notre champ d’action et de reprendre le cours de notre orientation, nous pouvons agir pour que l’accidentalité de cette rencontre (sa « contingence » dans les mots d'Ahmed) devienne la raison d’un nouveau positionnement à l’égard de nous-mêmes et des autres.

Matilde Manara - Configurations littéraires