La postcritique

Courant critique qui voit le jour aux États-Unis à la fin des années 1990 mais qui se nourrit d’apports français (Louis Althusser, Bruno Latour, et dans une certaine mesure, Jacques Rancière), le postcriticism compte parmi ses représentants majeurs Eve Kosofsky-Sedgwick, Rita Felski, Toril Moi, Heather Love, Sharon Marcus et Stuart Hall. Leur constat de départ concerne le biais inhérent de la critique littéraire. Entendue comme le procédé par lequel on discerne les éléments d’un texte ou d’un discours qui ont trait à la surface ou à la profondeur, dans le but de dévoiler la vérité cachée derrière les apparences, la critique serait biaisée par un vice interprétatif qui en ferait une spéculation souvent abstraite et réservée aux rares personnes capables de la maîtriser. En se donnant pour objectif le dégagement des significations refoulées ou codées, cette critique finit par nuire à la compréhension du texte lui-même, ou bien parce qu’elle lui retire le pouvoir d’affecter le lecteur qui n’a pas les outils pour mener une telle démarche, ou bien parce qu’elle n’accorde à ce dernier d’autres possibilités que de jouir naïvement d’une lecture dont il ignore les vrais mobiles.

Les défenseur·euses de la postcritique maintiennent que toute tentative de renouveau des études littéraires doit commencer par la remise en question de leurs présupposés conceptuels et méthodologiques. En ce sens, les approches postcritiques se proposent de revenir sur le partage entre transparence et secret en relevant le défi d’une « écriture désormais considérée comme la reproduction plus ou moins fidèle d’une réalité extérieure à laquelle nous avons tous un accès égal ou impartial, et qui nous permet donc de critiquer l’auteur au motif qu’il a créé un modèle non conforme à la réalité que nous connaissons tous d’une manière ou d’une autre » (Moi, Sexual Politics, 2002, p. 45, ma traduction). Ces théoriciens sont conscients que ce point de vue « ne tient pas compte du fait que le réel n’est pas seulement quelque chose que nous construisons, mais qu’il est toujours une construction controversée » (ibid.). Au lieu d’insister sur l’écart qui sépare les mots et les choses et d’inviter leurs lecteurs à chercher ce qui se trouverait derrière la fausse correspondance entre langage et réalité, ils préfèrent cependant accompagner la tendance collective à identifier la représentation (l’action de représenter un objet en l’imitant ou en le reproduisant) et la représentativité (la faculté d’une personne ou d’un groupe de représenter valablement une partie de la population en s’exprimant en son nom) en la légitimant d’emblée.

Des œuvres comme Une Tempête d’Aimé Césaire, réécriture de La Tempête de Shakespeare, La Prisonnière des Sargasses de Jean Rhys, développement de l’histoire du personnage secondaire de Bertha issu de Jane Eyre, ou Foede John Maxwell Coetzee, prolongement du Robinson Crusoé à travers le récit d’une femme naufragée liée à Vendredi, se prêtent parfaitement à être lues dans cette perspective, qui préfère l’analyse des éléments référentiels d’un texte plutôt que ses éléments structurels. C’est le cas du reparative reading de Sedgwick, du descriptive turn d’Heather Love, de la low theory de Stuart Hall, du surface reading de Marcus, et d’un type particulier de théorie de la reconnaissance proposé par Felski. Dans The Limits of Critique (2015), celle-ci part de ses souvenirs d’enseignante en théorie littéraire pour remarquer combien le discours critique auquel ses étudiants ont été exposés a perdu de son mordant, et ne leur restitue rien d’autre que l’impression d’une critique élitiste, dépressive et cynique (p. 5-7). En se penchant sur les topoï de la critique – celui, archéologique, de la fouille ou celui, policier, de l’investigation – Felski relève que les théories littéraires se fondent elles-mêmes sur des principes narratifs dont elles prétendent montrer le caractère artificiel, mais qu’elles reproduisent inévitablement. Trop occupées par leurs enquêtes et leurs dévoilements, elles témoignent d’une attitude désintéressée de l’impact affectif que la lecture peut avoir sur les individus.

Prise dans le paradoxe par lequel la cible de son attaque (la critique démystificatrice) est aussi la méthode choisie pour l’attaquer (démystifier la critique), Felski dénonce les approches héritées de l’« herméneutique du suspect » en suggérant qu’un texte devrait être compris en termes de relation et non pas de révélation. Au lieu de s’« adonner à une rumination infinie sur les sens et les significations cachées ou manquantes d’une œuvre » (p. 180), la critique devrait être vouée à un geste d’« ajout et non pas de soustraction, de traduction et non pas de séparation, de connexion et non pas d’isolement » (p. 182). Le préfixe « post » signale alors une qualité métacritique, plutôt qu’anti-critique ou acritique, et il indique la nécessité pour les théoriciens de la littérature d’abandonner des remparts linguistiques et institutionnels obsolètes et de se tourner vers des enjeux avant tout éthiques (environnement, genre, race, classe).

Or, comme dans d’autres approches qui espèrent faire de la critique le lieu d’une révolution morale, les propositions de Felski et des autres représentants du postcriticism demeurent assez vagues quant à la manière de franchir le cap de la suspicion en direction de la réparation. Tout en défendant la naissance d’une « phénoménologie de la lecture revigorée qui élucide, dans des détails riches et fascinants, ses dimensions immersives et affectives » (p. 60), l’autrice n’indique pas quelles solutions concrètes il serait urgent de bâtir pour réveiller les études littéraires. On pourrait notamment se demander si les appels à sortir de la tour d’ivoire théorique ne risquent pas d’entraîner une posture anti-intellectuelle (voire parfois populiste) et même un certain mépris du travail universitaire. Et si, dans l’atmosphère de montée du néolibéralisme qui caractérise le début du XXIe siècle, la tendance à produire un discours politique conçu moins en termes structurels qu’en termes affectifs se reflétait précisément dans les revendications postcritiques ? En lançant l’appel provocateur « qu’en est-il de l’amour ? » (p. 63), Felski questionne certes les raisons qui nous poussent à lire ou à écrire, mais semble oublier que « l’intérêt croissant pour l’éthos, l’esthétique et l’éthique de la lecture » (ibid.) comme forme de développement personnel risquent de sortir la littérature de la réflexion sur le vivre ensemble, pour la cantonner dans la sphère du bien-être individuel. L’importance des approches postcritiques résiderait alors moins dans leur capacité à nous fournir des outils nouveaux pour la compréhension d’une œuvre que dans l’invitation à se confronter à celle-ci, en tenant compte de ce que la littérature peut faire pour nous et surtout de ce que nous pouvons faire pour elle, à un moment où sa survie est dite être incertaine.