Khémaïs Ben Lakhdar, L’appropriation culturelle. Histoire, domination et création : aux origines d’un pillage occidental

Paris, Stock, 2024.

Historien de l’art, auteur d’une thèse soutenue en 2025 sur L’orientalisme dans la mode parisienne au passage du XXe siècle(1860-1930), Khemaïs Ben Lakhdar s’appuie sur son domaine d’expertise, le développement de la mode occidentale en relation avec ses ailleurs, pour explorer et illustrer la notion d’appropriation culturelle. Alors que cette pratique est souvent défendue – car opportunément confondue – avec une forme d’ « appréciation », comme un hommage qui serait rendu à l’inventivité et la créativité des cultures de tous horizons, y compris les plus minorées, l’auteur montre, en s’appuyant sur des chercheurs en études culturelles comme le sociologue Éric Fassin ou le philosophe Norman Ajari, que l’appropriation, loin de découler d’un échange et d’une libre circulation des formes, des esthétiques et des productions, s’est toujours développée dans un contexte de domination coloniale qu’elle tend à perpétuer, y compris à notre époque supposément postcoloniale. En arrachant à leur contexte et à leurs usages initiaux des artefacts aussi divers, par exemple, que le pyjama (venu d’Inde) ou le kimono (d’origine japonaise), sans oublier les dreadlocks et de nombreux motifs de tatouage, les créateurs et les artistes occidentaux, au même titre que leurs imitateurs ou clients et consommateurs de produits dits « ethniques », ne contribuent nullement à la reconnaissance des cultures auxquelles ils empruntent ; ils invisibilisent au contraire leur richesse et leur complexité. Pour contrer cette relation d’exploitation, Khemaïs Ben Lakhdar ne s’en remet pas à sa simple dénonciation, ni même à sa nécessaire déconstruction historique : aussi justifiées soient-elles, ces modalités critiques de la riposte culturelle et politique ne permettent guère, en effet, de sortir d’un schéma de confrontation binaire établie dans la relation coloniale ; même en les inversant, elles réaffirment plutôt les relations de pouvoir et les hiérarchies dans les gestes mêmes par lesquels elles entendent les combattre. S’inspirant de la chercheuse et critique en études médiatiques Minh-Ha Pham, autrice de deux essais sur les détournements de la mode aux presses universitaires de Duke University (Asians Wear Clothes on the Internet en 2015, et Why Can’t We Have Nice Things en 2022), Khémaïs Ben Lakhdar défend plutôt un usage et un discours « inapproprié » qui « s’interroge sur ce qui n’est pas appropriable et pourquoi, ce qui ne peut pas être intégré et ne peut continuer à maintenir les structures de pouvoir existantes » (Minh-Ha Pham cité par l’auteur, p. 118). Après avoir montré que la dénonciation de « l’appropriation culturelle » peut elle-même être réinvestie par les créateurs de mode, dans un acte superficiel de bien-pensance et de célébration des sources d’inspiration qui ne modifie en rien la dissymétrie des rapports ni la confiscation des profits qui peuvent en être tirés, l’auteur donne deux exemples de « discours inapproprié » sur l’appropriation culturelle. Il expose d’abord la démonstration, faite par Minh-Ha Pham, que les imprimés à carreaux popularisés par les grands sacs zippés en plastique associés aux classes populaires – et notamment aux populations immigrées – puis repris et esthétisés par des maisons de mode luxueuses comme Celine, masquent la véritable origine de ces motifs qui, loin d’être issus des quartiers commerçants chinois et « encore moins de la culture de la rue », venaient en réalité « de l’élite et de la culture de mode publique » en Indonésie où ils furent produits, consommés, vendus et achetés des siècles durant (p. 120). Il propose ensuite sa propre analyse du wax, en montrant que cette technique d’impression de teinture du tissu à la cire appliquée, développée par les Néerlandais et très largement diffusée en Afrique, fut elle-même empruntée par les colonisateurs européens à la culture indonésienne où elle existait depuis un bon millénaire ! Loin d’être un textile récent et typiquement africain, le wax reste donc « un produit d’exportation qui s’inscrit dans une histoire coloniale » et dont le succès commercial sur le continent africain occulte « des tissus pour le coup endémiques de cette partie du monde : je pense au kente, au bogolan, au pagne tissé, à l’indigo, etc. » (p. 126). C’est en revisitant ces chemins insolites et méconnus de l’appropriation culturelle que, dans une perspective postcoloniale, Khemaïs Ben Lakhdar parvient à décentrer le propos critique et faire en sorte que « l’Occident et le créateur dominant » (p. 119) ne soient plus, en définitive, les seuls cadres et initiateurs des débats.  

Anthony Mangeon - Configurations littéraires