« Il y a, pour résumer, trois catégories d’hommes : ceux qui travaillent pour nous ; ceux qui s’efforcent de nous tenir compagnie ; ceux que nous mangeons. » (p.125). Cette affirmation en trois temps constitue le tour de force de l’ouvrage de Vincent Message : un choc qui conduit à une prise de conscience. Défaite des maîtres et possesseurs est un récit à la première personne par Malo Claeys, être stellaire nomade dont les ancêtres sont arrivés sur Terre et ont mené une guerre contre les humains, qu’ils exploitent depuis leur victoire pour maintenir la paix et empêcher l’espèce humaine de détruire davantage la Terre. En dix chapitres, nous suivons le fil des pensées de Malo, oscillant entre le récit linéaire de ses actions au présent, et le récit analeptique qui relate son passé. L’histoire débute en effet in medias res, alors qu’Iris, humaine de compagnie que Malo a sauvée d’un abattoir, est hospitalisée après s’être enfuie de leur appartement et avoir subi un accident. Nous comprenons donc que celle-ci vit dans l’illégalité car elle était initialement destinée à l’abattoir, et n’a donc pas de propriétaire officiel. Un réseau de résistance humaine, dirigé par Léo Ostias et dont Iris fait partie, fabrique des faux-papiers, et Malo déploie ainsi toutes ses forces pour sauver la vie d’Iris qui risque d’être éliminée. En outre, les êtres stellaires exploitent les humains comme des ressources, ce que le lecteur comprend avec horreur au fur et à mesure du récit, jusqu’au choc que représente la confession de Malo sur l’élevage et la consommation de l’espèce humaine. En effet, Malo livre la vérité de son métier passé de contrôleur des abattoirs tardivement (chapitre 6), pour expliquer ensuite sa défense militante de la dignité humaine au parlement.
L’œuvre de Vincent Message s’inscrit donc d’abord dans le cadre d’une invasion d’extraterrestres sur Terre, ce qui conduit à une inversion des rapports de force vis-à-vis des humains qui ne sont plus les maîtres de la nature. Ce thème narratif est fréquent dans les récits de science-fiction : il opère un déplacement métaphorique de la colonisation et traduit le fantasme de toute puissance, couplé de la hantise de la défaite des humains (notons à ce titre la parenté structurelle de la nouvelle To Serve Man (1950) de Damon Knight avec l’œuvre de Message). Cependant, les extra-terrestres ont pour coutume d’envahir les humains par les Etats-Unis en vaisseau spatial, mais les êtres stellaires du récit envahissent la Terre par les océans, et ne disposent pas de technologies avancées. Les lieux communs de la science-fiction sont ainsi détournés, ce qui crée un effet d’étrangeté. Ce processus de défamiliarisation propre à la science-fiction est notamment mis en place par le dispositif narratif. L’intrigue comporte un personnel narratif réduit, se déroule dans des espaces limités, et le cadre spatio-temporel est flou[1]. Cette économie et cette distanciation avec le réel permettent de relier le récit à la « fiction pensante », dont le but est d’élaborer une réflexion éthique sur le monde actuel et futur par la projection que permet le recours à la fiction.
En effet, le lecteur peut dès lors se concentrer sur le cheminement intérieur de Malo, qui traduit une profonde interrogation sur le sort des animaux dans notre société agro-industrielle. Malo dit ainsi, en retour sur son expérience dans les abattoirs :
Je ne sais pas. J’avais grandi là-dedans. J’étais conditionné à trouver cela normal. Il faut du temps pour déconstruire les évidences, le cadre social, le cadre de pensée dans lequel on a vécu. Mais ce passé me paraît loin. J’en ai tout simplement trop vu. (p.143).
Le récit à la première personne, même venant d’un personnage non-humain, permet au lecteur de s’identifier à ces interrogations intérieures. Dans une conférence donnée lors de l’école d’automne organisée par l’ITI Lethica à Strasbourg en octobre 2024, Vincent Message exprime que l’écriture de son roman a accompagné son cheminement et sa prise de conscience sur la situation animale, ainsi que son sentiment de solitude par rapport à sa façon de penser : le sentiment d’impuissance qui occupe Malo traduit donc un manquement dans l’importance donnée à l’éthique animale dans nos sociétés. La mise à l’écrit de la prise de conscience de Malo sur la maltraitance « humaine » traduit le processus métaphorique de l’évolution dans laquelle le lecteur se trouve à la lecture de l’œuvre. En effet, le lecteur est positionné face à un choix éthique concernant sa propre consommation de viande industrielle, une fois qu’il en connait les enjeux. Malo formule des arguments et contre arguments qui renvoient en transparence à notre réalité :
Si on voit dans l’élevage des hommes un moyen de produire de la nourriture, une quantité donnée de ces protéines dont notre corps a besoin, il est évident que les dépenses engagées sont beaucoup trop élevées pour le résultat obtenu. Il voudrait beaucoup mieux, plutôt que de cultiver des champs pour nourrir tous ces hommes, ces bovins ou ces porcs qui à leur tour nous alimentent, manger directement les céréales et les légumes que produisent nos grandes exploitations. (p.151).
L’évocation des humains au même titre que les vaches et cochons dans l’énumération a pour effet de décentrer l’homme et de le replacer à son rang d’animal, ce qui constitue une critique active des traitements infligés aux autres animaux par l’espèce humaine.
De surcroît, Malo se positionne en porte-parole de débats éthiques sur la dignité accordée à tous les êtres vivants, dans un discours qu’il tient au parlement :
Nous nous opposerions, j’espère, de toutes nos forces, à qui voudrait, parmi nous, tuer ceux de nos congénères qui souffrent de handicaps mentaux, ou qui sont diminués dans leurs capacités par la maladie ou le grand âge. Or nous savons bien que ceux-là, ceux qui sont nés idiots, ou qui se trouvent lourdement handicapés, ou qui deviennent séniles, ont une intelligence moins déliée que celle des hommes. Et nous avons tendance à estimer pourtant qu’ils n’en méritent pas moins la vie. Ce n’est pas parce que quelqu’un est inférieur qu’il devient soudain légitime de le maltraiter ou de l’asservir (p.213).
Encore une fois, ce discours renvoie directement le lecteur à sa réalité, et le pousse à se poser des questions éthiques par le biais de la fiction. Défaite des maîtres et possesseurs réunit donc les quatre thématiques étudiées par l’ITI Lethica : la différenciation des traitements envers les humains (travail, divertissement, produit alimentaire) et par rapport aux êtres stellaires questionne le triage ; le sauvetage d’Iris ainsi que son parcours vers une identité soulève la thématique du faire cas et prendre soin ; l’invisibilisation des maltraitances animales ainsi que le déni de la société sur l’exploitation des autres espèces relève de la thématique transparence et secret ; donc, la lecture de Défaite des maîtres et possesseurs par le plus grand nombre peut conduire à une révolution morale due à une prise de conscience collective sur la condition animale dans les abattoirs et en général.
Alors. Qu’est-ce qui cessera, d’abord ? Si ce n’est pas notre domination, qu’est-ce qui cessera ? Les très grands rires d’enfants ? Les très vieux arbres où s’abritent les grands singes ? Les hommes, les animaux ? Si nous restons encore un peu, c’est notre manière de vivre qui les fera disparaître. (p.296).
Cette critique du caractère destructeur du comportement humain, ainsi que de son hégémonie sur le reste du vivant, conduit Message à clôturer son récit avec une considération pessimiste de l’espèce humaine de la part de Malo :
Le plus probable – car c’est la nuit maintenant – c’est que nous continuerons tout droit, à faire ce que nous savons faire en répétant que tout ça n’est pas si grave. Tuer, par volonté ou négligence, on peut dire que nous savons faire : mener à l’extinction les espèces par milliers, en réduire d’autres à l’esclavage jusqu’à ce que leur existence ne mérite plus de porter ce nom. (p.297).
La victoire physique des maîtres et possesseurs de la nature sur le vivant traduit donc avant tout une défaite morale[2]. Le roman de Vincent Message constitue alors une mise en garde contre les conséquences destructrices de la domination d’une seule espèce sur toutes les autres, et encourage, par le contre-exemple des êtres stellaires, à ne pas refaire les erreurs humaines et à dépasser les travers de la soif de pouvoir propre à l’être humain. Au lecteur, à présent éveillé, de décider par ses réflexions et actions du chemin moral qu’il souhaite tracer pour sa propre espèce.
Anaïs Gaschy - M2 Littérature Française, Générale et Comparée
[1] Ce paragraphe reprend la thèse défendue par Anthony Mangeon dans son séminaire intitulé « Humanimalités. Des animaux et des hommes »
[2] Formulation proposée par Anthony Mangeon dans ce séminaire.
Notice rédigée dans le cadre du cours « Humanimalités. Des animaux et des hommes » d'Anthony Mangeon (2024)