Thomas Mann (1875-1955) est un écrivain allemand, lauréat du prix Nobel de littérature en 1929. Il est surtout connu pour ses romans et ses nouvelles qui explorent les tensions entre l'individu et la société, l'art et la vie, ainsi que les thèmes de la décadence, de la spiritualité et de la bourgeoisie. La Mort à Venise ne fait pas exception à cette description, en y ajoutant les thèmes de la beauté et de la mort. Thomas Mann résumera d’ailleurs sa nouvelle comme « une histoire de mort, mort considérée comme une force de séduction et d'immortalité, une histoire sur le désir de la mort. Cependant le problème qui m'intéressait surtout était celui de l'ambiguïté de l'artiste, la tragédie de la maîtrise de son Art » lors d’un entretien avec Luchino Visconti, qui en réalisa l’adaptation cinématographique. Dans les pages de sa nouvelle, Mann décrit la passion funeste qui saisira son personnage principal, Gustav von Aschenbach, écrivain vieillissant, dépassé par les trop longues années d’ascèse qu’il a dédiées à son travail d’écriture, pour un jeune homme d’une incroyable beauté, prénommé Tadzio, rencontré dans un hôtel vénitien dans lequel il s’était rendu dans la quête d’un élan nouveau, et surtout pour fuir la tristesse de sa vie munichoise. Ce que ne nous disent cependant pas ces pages, c’est le caractère quasi autobiographique de cette nouvelle, dans laquelle tout ou presque est inspiré de faits réels, puisque Thomas Mann avait lui-même rencontré un Tadzio à Venise, dont le vrai nom était Wladyslaw Moes. Bien qu’il ait alors lui-même remarqué la beauté de cet homme, il ne s’est pas laissé aller à la divagation de son esprit, aux fantasmes et à l’obsession qu’il a pourtant concédés à son personnage.
La ville de Venise ramène toujours l’auteur à des choix éthiques, dans une dimension bien réelle. Lieu central du récit, elle est décrite de manière somptueuse, mais cette beauté dissimule un terrible secret : une épidémie de choléra. La ville ainsi entachée révèle la part la plus sombre d’Aschenbach qui refuse alors de prévenir la famille de Tadzio du danger, alors que lui seul le sait, le secret étant gardé par les autorités qui craignent justement le départ des touristes. En faisant le choix conscient de garder pour lui ce secret, Aschenbach se trahit aussi lui-même, car ce refus est en réalité l’expression de sa faiblesse, lui qui admet à ce moment ne plus pouvoir vivre loin de Tadzio. Finalement, c’est donc la mort, omniprésente dans le texte, qui est à la fois une réalité inévitable et le secret ultime. Elle plane sur le personnage d’Aschenbach sans qu’il en soit pleinement conscient, jusqu’à ce qu’il s’abandonne à son sort, en mourant justement du choléra à cause de ses nombreuses filatures de l’adolescent dans la ville corrompue. La relation entre Aschenbach et Tadzio peut alors être lue comme une métaphore de la quête d’un idéal inaccessible, où la recherche de la beauté conduit inéluctablement à l’anéantissement.
Étant donné la dimension autobiographique évoquée précédemment, il faut alors envisager aussi cette nouvelle comme un essai sur la création littéraire, sa portée évidemment éthique et ses potentiels dangers. Ceci est d’autant plus vrai que l’écriture de Mann porte, dans cette nouvelle, l’empreinte de la pensée nietzschéenne, surtout celle de La Naissance de la tragédie (1872). En effet, malgré lui, Aschenbach semble bel et bien rejouer la lutte apollinienne et dionysiaque décrite par le philosophe, pour qui l’art repose sur ces deux pulsions, en développant les dangers d’un déséquilibre entre ces deux forces. La nouvelle met alors en scène un déséquilibre non seulement entre ces deux pôles, mais aussi de la manière dont ils agissent sur le personnage. Tadzio incarne de manière très claire la « beauté apollinienne », face à laquelle toutes les convictions d’Aschenbach s’effondrent, à tel point qu’il cède rapidement à la force dionysiaque, grisé par l’ivresse, dont la thématique est omniprésente dans l’œuvre. Ce qui est toutefois surprenant est que, bien que cette guerre soit inégale, on ne peut pas dire que Dionysos l’emporte sur Apollon, qui est toujours bel et bien présent à tout moment du texte, dans les références et le style classique qui sont invoqués pour bâtir un socle stable qui permette de dire l’instabilité, voire la décadence, de l’humain. La question artistique se pose alors dans deux dimensions : celle d’Aschenbach qui en fait les frais, et celle de Mann qui l’utilise pour exposer à la fois les enjeux de la création littéraire, et une vision particulière du genre humain.
Tout dans la nouvelle se situe alors dans un basculement constant entre transparence et secret, à la fois de ce que l’on sait, de ce que l’on pense, mais surtout de ce que l’on désire, et ce basculement est médiatisé, voire encouragé, par l’acte d’écrire. Tout d’abord, ce basculement se retrouve dans le roman par la question du désir qui cause l’obsession d’Aschenbach pour le jeune Tadzio, dont la beauté est perçue comme une sorte de vérité transcendante, pure et universelle. Cependant, cette transparence cache aussi des secrets, car les véritables intentions et désirs d’Aschenbach restent voilés par des normes sociales et morales implicites. Le secret réside également dans la personnalité de l’écrivain, qui incarnait au début de l’histoire la discipline stricte et la maîtrise de soi, bousculées par la rencontre avec Tadzio qui causera un retour des désirs refoulés, que rendent visibles sa progressive perte de contrôle et l’imminence d’un passage à l’acte, qui n’arrivera pourtant jamais. La question éthique est donc celle de l’utilisation de la figure de Tadzio, que l'écrivain Aschenbach divinise et fantasme au seul motif qu’elle lui permet de renouer avec l’inspiration. En termes freudiens, on pourrait alors dire que l’écriture sublime le désir de l’écrivain qui ne trouve pas de satisfaction dans le monde sensible puisqu’il n’entre jamais en contact physique, ou même verbal, avec l’adolescent. Se posent donc les questions du rôle que joue ici l’écriture, de l’objectivation qui est faite, et du consentement, qui est une question d’actualité pour les auteurs qui empruntent des histoires à leurs proches qui pourraient ne pas souhaiter un tel emprunt, ou dévoilement. En résumé, l'utilisation de Tadzio illustre les tensions entre éthique personnelle et création artistique, Mann invitant le lecteur à réfléchir sur ces enjeux sans nécessairement donner de réponse définitive, laissant l'ambiguïté planer sur la figure d'Aschenbach et sur le rôle de l’artiste, amorçant de ce fait peut-être une révolution morale sur la responsabilité de l’auteur qui emploie autrui pour écrire.
Amélie Schickelé - M2 Littérature Française, Générale et Comparée