Princesse Mononoké, Hayao Miyazaki

Studio Ghibili, 1997.

Princesse Mononoké est un film d’animation japonais réalisé par Hayao Miyazaki et sorti pour la première fois en salles en 1997. Venant clôturer une série de films réalisés alternativement et conjointement par Miyazaki et Takahata[1], Princesse Mononoké constitue le point d’orgue d’une profonde réflexion des réalisateurs sur les enjeux climatiques et les liens entretenus par l’humanité avec la nature. En effet, l’écrasante majorité des films produits par les Studios Ghibli, teintés de poésie, de vastes imaginaires et de lyrisme, proposent au spectateur d’observer le monde qui l’entoure et de questionner son rapport à la nature avec philosophie. L’immense succès de Princesse Mononoké prouve l’impact des réflexions suscitées par le film auprès du grand public. Ainsi, il semblerait que Princesse Mononoké ait participé, à l’aube du XXIe siècle et depuis le Japon, à l’avènement de révolutions morales concernant la prise de conscience du changement climatique et de la responsabilité humaine sur ce dérèglement.

Le film d’animation relate l’histoire d’un jeune homme, Ashitaka, qui devient victime d’une malédiction après avoir sauvé son village de l’attaque d’un sanglier possédé par un esprit malin, et qui se met donc en route pour trouver l’origine de son mal. Ashitaka entre alors dans une forêt sacrée dont la légende est ancrée dans les imaginaires des populations du film, et il découvre que cette forêt est bordée par une ville fortifiée qui livre une guerre de déforestation pour étendre son territoire. Deux camps sont alors en opposition : le camp de San, la « Princesse Mononoké », jeune femme qui a été élevée dans la forêt par les divinités prenant la forme de loups ; et le camp de Dame Eboshi, responsable des forges et cheffe militaire, qui vit avec les humains. Sano Kenji, dans sa conférence sur la culture japonaise dans Princesse Mononoké, précise même que plusieurs oppositions représentées par les personnages sont en jeu simultanément : entre populations nomades et sédentaires (Jômon et Yayoi), entre gens de la montagne et gens de la plaine (Ainu et Yamato). Le film semble donc être constitué de structures binaires opposées à plusieurs points de vue.

Par ailleurs, le bouddhisme et le shintô, qui sont les deux principales religions traditionnelles japonaises, sont présents dans le film, notamment par les références aux esprits de la forêt (appelés kami et représentés par les loups et sangliers doués de parole, ainsi que le Dieu-Cerf). La forêt en elle-même possède une âme (comme en témoigne la présence des petits êtres blancs appelés kodamas), elle est vivante dans toutes ses composantes, ce qui est parfaitement montré par l’animation, qui consacre des plans entiers à la seule représentation de la nature. En lien avec l’animisme présent dans la culture japonaise, chaque être vivant est porteur d’une âme, et végétaux, animaux et humains sont placés sur le même plan. Or, l’intrigue se déroule pendant la période historique du Muromachi au Japon (XVe siècle), au moment où les liens entre humanité et nature ont été transformés par l’émergence de l’industrialisation. L’idéal de l’espèce humaine se servant respectueusement de la nature est brisé, puisque le peuple des forges exploite outre mesure la forêt au moyen d’armes à feu. La relation triangulaire nature - humains – esprits de la forêt initialement pacifique est alors mise à mal par l’humanité, ce qui induit un déséquilibre dans la nature. 

Le déséquilibre qui nous est donné à voir et sentir dans Princesse Mononoké n’est pas sans rappeler celui qui préoccupe le vivant actuellement. L’Anthropocène suppose un enchaînement de dérèglements de plus en plus forts, et l’humanité va devoir prendre des décisions face à une nature qui lui sera hostile. Or, en plus de montrer à l’écran une nature en souffrance, Princesse Mononoké pose des dilemmes éthiques. Par sa trame narrative, le film d’animation permet de projeter des conflits moraux et donc de faire réfléchir le spectateur. En effet, si l'on se positionne du point de vue de la nature, il semblerait que Dame Eboshi soit l’apparente antagoniste de l’histoire. Or, celle-ci recueille les malades et les femmes des rues, leur permettant ainsi d’avoir un toit et de bénéficier de soins. De plus, en dirigeant les forges, elle prône l’émancipation par le travail des femmes et leur indépendance. Dame Eboshi semble donc prendre en compte la dignité humaine plus que n’importe quel autre personnage de l’histoire. San, en revanche, considère que la vie de la nature prévaut sur celle des humains : se battre pour la vie humaine tout en détruisant l’environnement qui lui permet de survivre est une aberration pour elle. Ainsi, la complexité psychologique des personnages du film leur confère un réalisme profond, ce qui oblige le spectateur à faire face à des dilemmes moraux, puisqu’il ne peut pas se contenter de catégoriser les différents personnages dans les rôles d’antagonistes et de protagonistes à buts moraux précis. Les conflits physiquement représentés par San et Dame Eboshi permettent de questionner la réalité du spectateur, en mettant en scène des situations de crises qui nécessiteraient un choix entre nature et humanité. Ces dilemmes portent notamment sur les notions de triage et de care. Si les vies humaines sont comptées, qui prioriser, qui sacrifier ? De quel droit l’humanité s’impose-t-elle comme maître de la nature ? Puisque la survie de l’humanité sur le long terme dépend de la nature, pourquoi s’employer à détruire l’environnement sous prétexte de survivre ?

Le meurtre du Dieu-Cerf constitue le climax du film d’animation. Dame Eboshi décapite la divinité de la forêt, acte qui constitue un point de non-retour, présenté comme la manifestation paroxystique de  la bêtise humaine. Si l’on considère la déforestation comme une métonymie de l’impact négatif des humains sur l’environnement, le déracinement d’un arbre sacré est fort symboliquement : déjà présente chez Tolkien, et plus récemment dans le film Avatar de James Cameron pour ne citer que lui, cette image a un effet didactique important. L’arbre représente la longévité, la mémoire du vivant, et de façon mimétique, le lien de l’être humain avec le sol, et avec sa nature première. Détruire l’arbre signifie donc anéantir un temps long, une mémoire, un équilibre, et cette symbolique parle à chaque spectateur dans son humanité. Après cet épisode, le retour en arrière n’est plus possible. L’humanité, coupable, doit donc faire face au chaos qu’elle a provoqué. Après l’écoulement de la forêt, San et Ashitaka, main dans la main, restituent donc sa tête au Dieu-Cerf, ce qui a pour conséquence un long retour à la vie de la nature, montré à l’écran.

L’épilogue transmet donc l’image d’une nature qui reprend ses droits, qui survit après le passage destructeur de l’humanité. Ainsi, les êtres humains ont pour coutume de se placer comme dominateurs de la nature, tout en ayant besoin d’elle pour survivre : cependant, le film prouve que celle-ci est autonome et n’a nullement besoin de la présence des humains pour exister. La fin de Princesse Mononoké peut donc être interprétée comme un fantasme partagé par le réalisateur qui pousse le décentrement au maximum, et montre que l’extinction de masse que risque l’humanité, considérée comme une sorte de parasite, serait objectivement bénéfique pour l’équilibre du monde.

Cependant, il semblerait que le film d’animation montre aussi que l’humain est capable d’avoir un impact positif sur la nature. Par leur geste final, San et Ashitaka tentent de réparer l’erreur commise par leur espèce. Dame Eboshi se repent, et évoque le projet de construire un petit village en contrebas de la montagne, qui serait pacifique avec la nature. Selon cette lecture, le film inviterait donc le spectateur à repenser les liens entre humanité et nature, et à en imaginer de nouveaux qui seraient plus respectueux de l’environnement. 

Princesse Mononoké est donc révélateur d’une volonté de Miyazaki de décentrer l’humain du monde, de le remettre à sa place, comme être vivant parmi les autres. Le visionnage de ce film d’animation par un spectateur occidental permet également de brouiller l’opposition binaire entre nature et culture (nous pouvons notamment penser à la religion chrétienne qui présente l’humain comme un être supérieur à la nature), et d’opter pour une vision du monde nouvelle qui ne se fonderait pas sur un clivage, mais sur des points communs. 

 

Anaïs Gaschy - M2 Littérature Française, Générale et comparée

 

[1]Nausicaa (Miyazaki, 1984) ; Laputa - le Château dans le ciel (Miyazaki, 1986) ; L’histoire des canaux de Yanagawa (Takahata, 1987) ; Mon Voisin Totoro (Miyazaki, 1988) ; Souvenirs goutte à goutte (Takahata, 1991) ; Pompoko (Takahata, 1994).

 

Bibliographie :

  • CHELEBOURG Christian, Les écofictions: mythologies de la fin du monde, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, coll. « Réflexions faites », 2012, 253 p.
  • DESCOLA Philippe, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2015.
  • FOURNIER Mauricette, « La forêt de Princesse Mononoké d’Hayao Miyazaki : une contribution poétique à la prise de conscience environnementale », Arbres & dynamiques, Presses universitaires Blaise Pascal, 2013, p. 203, en ligne : https://shs.hal.science/halshs-00820508.
  • HARRISON Robert Pogue, Forêts : essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 1994.
  • MURAMATSU Kenjirô, BECHLER Antonin, « Chapitre 6 : Représentations de la nature chez Isao Takahata et Hayao Miyazaki », dans L. Granchamp, N. Baumert, K. Muramatsu, F. Pinton (dir.), Retours à/de la terre : vues d’Europe et du Japon, Villeneuve d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2024.
  • ROELENS Camille, « Hayao Miyazaki, éducateur précoce en Anthropocène ? », Recherches & éducations, Société Binet Simon, novembre 2021, en ligne : https://journals.openedition.org/rechercheseducations/11982.
  • SANO Kenji, « La culture japonaise à travers Princesse Mononoké », conférence du 20 mars 2015 à l'Inalco, traduit par ABE Junko (MCF, Inalco).