Jacques Lacarrière, Le Pays sous l'écorce

Paris, Seuil, 1980.

Paru en 1980, Le Pays sous l’écorce nous propose un voyage, le voyage d’un narrateur, dont la seule caractéristique connue est sa capacité métamorphe, au cœur des sensations et des pluralités animales. Le texte se présente comme une succession de vignettes réparties dans sept sections contenant chacune six segments. Sur ces quarante-deux chapitres, trente sont explicitement consacrés à un animal en particulier, de sorte qu’au total l’auteur livre le portrait de vingt-six animaux, issus de règnes différents. Ce voyage se développe donc au fil des nombreuses rencontres que fait le narrateur, qui a été un Hominien (terme employé par Lacarrière pour parler des êtres humains) un jour et se métamorphose à présent au gré de ses différentes confrontations avec cette grande diversité d’animaux. La faune présentée dans ce roman est d’ailleurs singulière, car elle tend à l’exotisme, par la présence d’animaux tels que l’axolotl par exemple, et relève d’une volonté d’éloignement du genre humain puisqu’il n’y apparait qu’un seul mammifère, le loir, les animaux qui dominent étant les insectes et les habitants des océans.

Cette volonté de prise de distance par rapport au genre humain est d’ailleurs l’un des enjeux de ce roman, tout comme l’est l’alliance complexe de l’éthologie et de la mythologie qui permet une réflexion d’ordre existentielle sur ce qui fait l’humanité, et sur les difficultés auxquelles sont confrontés les individus humains. C’est d’ailleurs ce que préfigurait déjà l’épigraphe du récit, dont on nous dit qu’il est emprunté à l’enseignement zen : « La seule façon de rejoindre la nature profonde de l’homme, c’est le non-humain. »

Ces deux enjeux se croisent tout au long du roman, et s’entretiennent l’un l’autre. Il en va de même pour l’interaction entre l’éthologie et la mythologie, qui permet d’envisager ce roman comme un exemple de faire cas, de reconnaissance de la faune qui nous entoure et avec laquelle nous devrions peut-être, comme le narrateur, apprendre à communiquer, et une prise de conscience du besoin de prendre soin de nos environnements qui sont les habitats de tant d’espèces que nous ne soupçonnons pas, mais auxquelles Lacarrière redonne la parole. Ce mariage singulier s’exprime d’abord au travers d’un vocabulaire spécialisé, issu de l’éthologie, qui se mêle à des réflexions plus poétiques, voire philosophiques, sur ce qui fait les différences entre les espèces, et ce qui conditionne leurs existences. Mais l’éthologie sous-tend aussi de manière plus théorique ce roman dans lequel les milieux naturels, en particulier la prairie, sont présentés comme les lieux d’expériences singulières du monde, idée qu’emprunte Lacarrière aux études de Jacob von Uexküll (biologiste et philosophe allemand), et notamment à son ouvrage La Théorie de la signification qui alimente cette idée que les différents environnements naturels sont saturés de présence animale. Ainsi Lacarrière écrit-il que « Chaque creux recèle une mandibule, chaque monticule une antenne. Toute la prairie est comme embrasée de messages, d’ardeurs affamées, de stridulations menaçantes. Car toutes ces voix, ces stridences me disent clairement d’avoir à passer mon chemin et d’éviter leur territoire. Mais comment faire ? A chaque tige, sur chaque motte, je me heurte à d’ancestrales possessions, à des cadastres millénaires. Et, partout, l’air frissonne de qui va là ? fort inquiétants. » pour décrire les différentes existences qui peuplent nos environnements.

À cela s’ajoute donc le répertoire mythologique dont est pourvu le texte, Lacarrière étant connu comme un grand spécialiste de la Grèce antique. On y retrouve notamment le mythe de l’Androgyne, mais surtout la métamorphose qui est bien plus que le simple procédé par lequel le narrateur accède aux différents mondes dont il croise la route, mais un véritable sujet, quasi obsessionnel. Les métamorphoses ont lieu le plus souvent lors de récits d’unions amoureuses (à l’image des Métamorphoses d’Ovide), mais elles sont aussi des occasions de décentrement, notamment grâce aux exemples de l’écrevisse et de la chenille. La rencontre avec l’écrevisse marque d’ailleurs un tournant, car son exuvie devient une figure à part entière pour le narrateur, qui repensera alors la condition humaine au travers de cette caractéristique de la mue de l’arthropode, l’homme étant incapable de matérialiser de la sorte ses évolutions.

D’où découle une conception, elle aussi singulière, de l’animal, rendue par le narrateur qui tente au fil de son périple de s’ouvrir aux différents modes perceptifs qu’il rencontre. En effet, ces face-à-face sont l’occasion de s’initier à d’autres formes de langages, qu’ils soient verbaux ou non-verbaux. On peut alors lire à la fois une ouverture à un parler animal, à un « devenir-animal » tel que définit par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux (1980), et une réflexion sur la langue lorsque Lacarrière écrit

Frissonner une langue, frémir une grammaire, striduler un message d’amour ou d’amitié, quelle école hominienne vous l’apprendra jamais ? J’avais passé des heures avec le Criquet à m’initier sur mon rocher aux rudiments de cette Voix dermique. Avec Elle, je passais de nouvelles heures à parfaire le chant incertain de mes membres. Car au contraire de celle des Loirs et des Grues, la langue des Criquets ignore les sifflements, les claquements, les chuintements. L’archet des cuisses impose ici des notes franches, un son sec et précis ne tolérant aucune erreur ni approximation. Car il suffit d’un rien, d’un frottement insuffisant, d’une stridulation trop brève ou trop tenue pour qu’un canto d’amour se mue en sirventès de haine.

Se profile alors aussi une véritable révolution morale rendue possible par cette écriture de l’animal qui offre à l’écrivain de sortir de son corps pour proposer une réflexion sur l’humain en tant qu’espèce parmi les autres, repensant alors aussi sa place au sein de l’écosystème dans lequel il évolue.

 

Amélie Schickelé - M2 Littérature Française, Générale et Comparée