Longtemps, Derrida (1930-2004) a souhaité réunir en un seul volume ses articles et conférences sur l’animal, mais la charge de travail toujours trop importante a constamment retardé ce projet d’ampleur considérable. C’est une amie proche du philosophe, Marie-Louise Mallet, qui a finalement réalisé ce recueil de textes avec L’animal que donc je suis, paru en 2006 aux éditions Galilée. Ce livre a pris pour titre le nom de l’introduction d’une importante conférence à Cerisy (prenant l’allure d’un véritable séminaire), intitulée « L’animal autobiographique », que Derrida avait donnée en 1997. L’animal que donc je suis opère un renversement paradigmatique du cogito cartésien et s’oppose d’emblée à la thèse selon laquelle l’animal serait privé de langage, en attribuant par conséquent à cette redéfinition du cogito une valeur « syllogistique, explétive » (p. 107).
Un premier livre avait vu le jour suite à cette longue conférence, en 1999, sous le titre L’animal autobiographique (Galilée, 1999). Des textes inédits furent ensuite publiés dans les Cahiers de L’Herne consacrés au philosophe sous le titre « Et si l’animal répondait » (Cahiers de L’Herne, Jacques Derrida, n°83, L’Herne, 2004). Le présent ouvrage réunit les principaux écrits connus de Derrida sur l’animal, et propose ainsi au lecteur une traversée dans la réflexion du penseur à partir de plusieurs questions existentielles et ontologiques qu’il se posait à lui-même, en réponse à la question posée par Jeremy Bentham : « Can they suffer ? » : l’animal peut-il souffrir ? En d’autres termes, cela revient à interroger en profondeur l’éventuelle intériorité et subjectivité émotionnelle et sensible de l’animal, et rétrospectivement notre rapport à lui, qui demeure pour nous, êtres humains, à la fois même et autre. La réponse est indubitablement positive, selon Derrida. (p. 50) Mais l’enjeu de cette question demeure « une guerre au sujet de la pitié » (p. 50) : jusqu’à quel degré pouvons-nous supporter la souffrance animale ? À partir de quel seuil limite la souffrance animale nous renvoie-t-elle à un sentiment d’insupportable et d’inacceptable, à notre humanimalité, comme on serait tenté de le dire à présent ?
Ce livre est ainsi structuré en quatre parties (la dernière, plus courte, étant la retranscription d’un échange avec le public), précédées d’un avant-propos de Marie-Louise Mallet. Dans la première partie, « L’animal que donc je suis », Derrida s’attache à retrouver la part d’animalité en chacun de nous, partant de son expérience personnelle pour donner à sentir ce qui pourrait bien être un invariant universel : « À passer les frontières ou les fins de l’homme, je me rends à l’animal : à l’animal en soi, à l’animal en moi et à l’animal en mal de lui-même, à cet homme dont Nietzsche disait, à peu près, je ne sais plus où, qu’il était un animal encore indéterminé, un animal en défaut de lui-même. » (p. 17) Derrida dans ce premier mouvement de la réflexion tente de circonscrire et de définir un absolu de l’animal par rapport à la définition de l’homme. Car l’animal, avant d’être un autre, est bel et bien cet autre en nous, qui fait signe et qui nous signe. Ce raisonnement est le fruit d’une expérience intime, fondatrice : celle d’avoir ressenti un sentiment de « honte » (p. 18) en s’étant un jour retrouvé nu « face-à-face » (p. 90) avec un chat. Interrogeant alors l’origine de ce sentiment de « honte d’être nu comme une bête » (p. 19), puis celui « d’avoir honte d’avoir honte » (p. 40 et 85), le philosophe en vient à se dire que l’animal est l’autre de l’homme, et que le vêtement constitue, par conséquent, le propre de l’homme. L’homme se pense et se voit nu, contrairement à l’animal, qui n’a pas conscience de sa nudité, laquelle lui semble naturelle. Mais si l’animal a la faculté de nous faire sentir de la pudeur et de nous mettre mal à l’aise face à notre nudité, c’est bien que nous projetons en lui, en ce qu’il est pour nous, un alter-ego.
Cependant, il apparaît que si l’on parle à l’animal il ne nous répond pas. L’enjeu de la réponse est en effet cardinal dans la réflexion de Derrida. S’il n’y a pas de réponse possible, cela veut bien dire qu’il y a probablement une cassure de (ou dans) la communication entre l’humain et l’animal, un problème de transmission, d’interaction. Mais est-ce à dire pour autant que l’animal ne parle pas ? N’est-ce pas plutôt nous, êtres humains, qui ne parlons pas comme l’animal avec lequel nous essayons tant bien que mal d’entrer en contact ? Néanmoins, rappelle Derrida, l’animal domestiqué répond à l’appel de son nom, du nom que l’homme lui a donné et auquel il l’a habitué à répondre. Qu’est-ce qui, alors, a lieu dans le mot qui désigne l’animal (dans la prononciation de ce signifiant) qui fait que l’animal se sente concerné, et donc exister ? Incontestablement, les animaux, dont nous sommes, sont des êtres de langage. Cela amène d’ailleurs Derrida à employer régulièrement le néologisme « animot » (p. 63, par exemple), pour insister sur la dimension langagière de la condition animale.
Derrida distingue ensuite deux types de discours différents sur les animaux. Il inscrit cette distinction dans une vision diachronique de l’histoire de la pensée. Parmi ces discours, ceux écrits par des auteurs n’ayant jamais été regardés par l’animal (Descartes, Kant, Heidegger, Lacan et Lévinas notamment) ; et ceux écrits par des auteurs s’étant déjà sentis regardés par l’animal, ou ayant pris acte de ce regard comme d’un miroir. Pour le premier groupe d’auteurs, tout se passe comme s’ils avaient toujours « vu sans être vus, comme s’ils avaient vu l’animal sans être vus par lui, sans s’être vus vus par lui : sans s’être vus vus nus par quelqu’un qui, du fond d’une vie dite animale, et non seulement par le regard, les aurait obligés de reconnaître, au moment de l’adresse, que cela les regardait. » (p. 32). Pour le second groupe d’auteurs, le regard qui forme le jugement sur l’animal n’est plus, en quelque sorte, anthropocentré et vertical, mais resitué sur un plan horizontal. L’animal est un « miroir » (p. 76) dans lequel l’humain peut se voir voir, se voir en train de voir. Derrida hésite à parler d’une transformation de la société qui serait presque de l’ordre d’un « tournant historique » (p. 44) – car il trouve le mot « tournant » inadéquat – dans notre rapport à l’animal. Mais quoi qu’il en soit, il s’effectue vraisemblablement une mutation de notre sensibilité (révolution morale) eu égard à l’animal. Ainsi, Derrida est-il en mesure d’évoquer un « rapport inouï à l’animal ou aux animaux […] si nouveau qu’il devrait nous obliger à inquiéter tous ces concepts, à faire plus que les problématiser » (p. 44). Cette évolution de la pensée concerne d’abord la question de l’assujettissement animal. Comment repenser nos rapports à l’animal si l’on considère ce dernier comme un autre que nous et non plus comme une ressource alimentaire en puissance pour la survie de notre espèce ? C’est en effet notre « compassion » (p. 47) pour l’animal qui change, puisqu’on en vient à parler aujourd’hui de « droits de l’animal » (p. 48 et 125) et que cela met au jour une éthique animale et implique que l’humain se voit également attribuer un certain nombre de devoirs et d’obligations à respecter vis-à-vis de l’animal. Derrida fait remarquer qu’il ne viendrait à l’idée de personne de qualifier de bêtise une maladresse animale : « On ne saurait parler, on ne le fait jamais d’ailleurs, de la bêtise ou de la bestialité d’un animal. » (p. 65) « On peut toujours parler de la bêtise des hommes, parfois de leur bestialité : il n’y a aucun sens, aucun droit à parler de la bêtise ou de la bestialité d’une bête » (p. 93), comme si la bêtise était paradoxalement « le propre de l’homme » (p. 65). Cette question sur l’éthique animale se trouve développée dans la troisième partie du livre, « Et si l’animal répondait ? », avec une réflexion centrée autour de la pensée de Jacques Lacan sur le langage. Lacan prétend que le langage animal est un simulacre du langage humain, un leurre, qui a trait à la « dansité » (p. 175), c’est-à-dire selon la lecture de Derrida à « la capacité de feindre dans la danse, le leurre, dans la chorégraphie de la chasse ou de la séduction, dans la parade qui se montre avant de faire l’amour ou se protège au moment de faire la guerre, donc dans toutes les formes du ‘’je suis’’ ou du ‘’je suis suivi’’ que nous dépistons ici. » (p. 176)
La deuxième partie du livre interroge l’identité du sujet animal. Cela est l’occasion pour le philosophe de revenir sur le choix du titre « L’animal que donc je suis ». Si bien sûr on repère le verbe être, Derrida ne manque pas de rappeler (p. 83) qu’il faut aussi y voir le verbe suivre, et l’idée de poursuite, de quête : l’humain à la recherche de son animalité première et constitutive. C’est une manière de prendre du recul sur soi et de se prendre soi-même pour objet : « comme si, parlant de soi, je, moi, le moi parlait d’un autre, en citant un autre, ou comme si je parlais d’un ‘’je’’ en général, à nu et à cru. Avec ces mots, à nu et à cru, ajoute Derrida, je viens de voir passer un animal. » (p. 84) Tout concourt donc, dans ce livre, à penser l’humain avec, auprès de et autour des animaux.
Finalement, nous explique Derrida, ce qui différencie fondamentalement l’humain de l’animal, au fond, n’est autre que cette capacité d’autoanalyse qui permet de se penser soi-même par rapport aux autres, d’effectuer un retour rétrospectif sur le je, qui devient un je me pense en fonction de, c’est-à-dire un je me vois me voir en train de voir, car comme le dit enfin Derrida – qui reconnaît toutefois à l’animal, après Lacan, la capacité de feindre, mais non pas celle de feindre du langage –, « c’est parce qu’il ne serait pas capable de cette autotélie autodéictique ou autoréférentielle que, privé du “Je”, l’animal serait à la fois sans “je pense”, sans entendement et sans raison, sans réponse et sans responsabilité. Le “je pense” qui doit accompagner toutes les représentations, c’est cette autoréférence comme condition de la pensée, comme la pensée même ; et voilà le propre de l’homme, voilà ce dont l’animal serait privé. » (p. 132) En définitive, tout se joue sur le double niveau de la présentation et/ou de la représentation que l’on (se) fait du langage. Disons simplement pour conclure, avec les mots de Derrida, que « le passage de l’imaginaire au symbolisme se détermine comme passage de l’ordre animal à l’ordre humain. » (p. 179)
Guillaume Curtit - Configurations Littéraires