L’écosophie est à la fois un mot-valise composé des termes « écologie » et « philosophie », et un néologisme désignant au sens large une « sagesse de l’habiter » (du grec « oikos » : la maison, et « sophia » : la sagesse). Inventé dans les années 1960 par le philosophe norvégien Arne Næss, ce concept est également mobilisé par le philosophe français Félix Guattari qui, dans les années 1980, en systématise l’usage pour regrouper sous ce terme un ensemble de recherches psychanalytiques, sociales, écologiques, éthiques et esthétiques. Accompagnant le développement des mouvements écologistes de la fin du XXe siècle, cette notion vise ainsi à promouvoir une révolution morale dans notre rapport au vivant et à l’environnement, en même temps qu’elle engage de nouvelles formes de soin.

C’est en 1969 que Arne Næss, fondateur du mouvement de l’écologie profonde (deep ecology), propose la notion d’« écosophie », dans le cadre d’un cours dispensé à l’Université d’Oslo avec son collègue et ami Kvaløy Setreng (Haukeland, 2023, 26). En substituant le terme d’« écosophie » à celui d’« écophilosophie » d’abord mobilisé par Setreng, Næss souhaite insister tant sur l’aspect normatif de l’écosophie (par opposition à l’écologie, science descriptive de l’environnement), que sur la transformation individuelle et ontologique engagée par ce terme. En 1973, dans un article s’attachant à systématiser cette notion et à introduire l’écologie profonde, Næss définit ainsi l’écosophie comme une « philosophie de l’harmonie et de l’équilibre écologique », et comme une « sagesse » à vocation normative (Næss, 1973).

Cette sagesse s’inscrit dans le cadre plus large d’une « écologie profonde » que Næss oppose à l’« écologie superficielle ». Cette écologie profonde vise à transformer les rapports de l’être humain à l’environnement, de telle sorte que la nature ne soit pas simplement considérée comme une ressource qu’il s’agirait de préserver, mais comme un système de relation auquel il convient d’accorder une valeur propre. Contre l’anthropocentrisme de l’écologie superficielle, l’écologie profonde correspond ainsi à une manière d’agir et de penser impliquant une réversion fondamentale de nos valeurs : dans une perspective inspirée de Spinoza aussi bien que du bouddhisme et de Gandhi, il s’agit de favoriser la réalisation d’un « soi universel », compris comme un tout au sein duquel le « soi individuel » apparaît secondaire (Næss, 2017). Dans ce contexte, l’« écosophie » correspond donc à la promotion théorique et pratique d’une ontologie désanthropocentrée, cherchant à réinscrire l’humanité dans une nature considérée comme un ensemble.

Cette prise de position résolument écocentrée a attiré à Arne Næss un certain nombre de critiques. Si le caractère prescriptif de l’écosophie et le nouveau type de communauté qu’elle implique ouvrent la question ontologique sur des préoccupations politiques (Næss, 2008), ces préoccupations n’engagent en effet pas de réflexion de fond sur les différenciations sociales qui spécifient l’humanité, ni sur les rapports de classe qui président à l’exploitation des ressources naturelles. C’est là le principal reproche formulé par Murray Bookchin, théoricien de l’écologie sociale, à l’encontre de l’écologie profonde (Bookchin, 1987). Le souci d’intégrer pleinement l’écologie sociale dans l’approche écosophique est dès lors l’un des traits distinctifs entre la perspective de Guattari et celle de Næss (Antonioli, 2015).

Lorsque Félix Guattari utilise, à la fin des années 1980, le terme d’« écosophie », il ne se réfère pas à la philosophie de son prédécesseur. Il élargit du reste considérablement l’usage et la portée de ce terme, qui désigne chez lui l’« articulation éthico-politique […] entre les trois registres écologiques, celui de l’environnement, celui des rapports sociaux et celui de la subjectivité humaine » (Guattari, 2018, 10). L’écosophie correspond donc, chez Guattari, à un ensemble de propositions formulées entre 1989 et 1992, visant à thématiser la codépendance entre trois échelles relationnelles : l’écologie mentale, l’écologie sociale et l’écologie environnementale. En identifiant un « objet écosophique » (Guattari, 2022, 171) au carrefour de dimensions existentielles et écosystémiques, Guattari entend ainsi reprendre les travaux qu’il avait auparavant consacrés aux écologies mentales et sociales, pour les réorienter dans une direction qu’il juge susceptible de répondre aux défis contemporains. Mais il cherche aussi à promouvoir une nouvelle approche « éthico-esthétique » de la production subjective et de la relation à l’environnement.

L’idée d’une « écologie mentale », qui demeure chez Guattari le socle de la perspective écosophique, est largement inspirée de son expérience de psychanalyste et de son activité thérapeutique à la clinique La Borde. Cette clinique, fonctionnant sur le principe de la psychothérapie institutionnelle, a été l’occasion pour lui de promouvoir des relations permettant aux patient·e·s d’expérimenter de nouvelles modalités de composition psychique et subjective. Le sujet, selon Guattari « ne va pas de soi » (Guattari, 2018, 19) : c’est-à-dire que la vie psychique n’est pas d’abord référée à un individu conscient, mais articule des « composantes de subjectivation » (Guattari, 2018, 20) qu’il est toujours possible d’agencer différemment. Ces composantes consistent dans des contenus inconscients que charrient non seulement l’histoire individuelle du sujet, mais aussi les personnes qu’il rencontre (les autres patient·e·s, le personnel soignant, l’équipe d’entretien, etc.), les lieux qu’il fréquente (la cuisine, la bibliothèque, etc.) ou les activités qu’il pratique (le jardinage, la poterie, le théâtre, etc.). S’inspirant de l’« écologie de l’esprit » théorisée par Gregory Bateson (Bateson, 1980), Guattari radicalise cette idée d’une subjectivité relationnelle en la faisant déborder du cadre de la théorie psychanalytique ou de l’institution psychothérapeutique. C’est à cet endroit que l’écologie mentale rejoint chez lui l’écologie sociale : la production de subjectivités individuelles ou collectives, selon Guattari, est toujours relationnelle. Dans les deux cas, il s’agit donc d’ouvrir les structures psychiques et institutionnelles, pour éviter la sclérose mentale aussi bien que sociale.

La prise en compte d’une écologie environnementale est quant à elle plus tardive dans l’itinéraire de Guattari : elle suppose toutefois, elle aussi, de repenser nos relations, à l’échelle cette fois-ci du cosmos et du monde vivant. Liée à l’engagement de Guattari auprès des mouvements écologistes des années 1980, la notion d’écologie environnementale désigne essentiellement sous sa plume la nécessité de « refonder les axes de valeurs, les finalités fondamentales des relations humaines et des activités productives » (Guattari, 2022, 137). Dans un contexte où « le rapport de la subjectivité avec son extériorité – qu’elle soit sociale, animale, végétale, cosmique » se trouve compromis, l’écosophie guattarienne vise donc à promouvoir de nouvelles formes de sensibilité permettant d’échapper aux valeurs imposées par le « Capitalisme Mondial Intégré » (Guattari, 2018, 9). Cette sensibilité singulière, vectrice de valeurs nouvelles, doit recourir selon Guattari à un paradigme éthico-esthétique permettant de « créer de nouveaux systèmes de valorisation, un nouveau goût de la vie » (Guattari, 2022, 137). Contre les modélisations traditionnelles de la psyché et de l’environnement, il s’agit d’en appeler aux capacités sensibles et créatives de l’art pour réinventer nos relations. L’activité artistique permet en effet d’ouvrir de nouvelles voies à même le réel, en travaillant plastiquement des univers de sens qui échappent à la perception quotidienne (par exemple en peinture, lorsqu’un plasticien crée des formes nouvelles à partir de la palette finie dont il dispose). En ce sens, l’écosophie guattarienne engage un travail de soin au sens large : soin de soi, soin des autres, soin de l’environnement – en somme, un soin de la relation.

Si l’écosophie est donc mobilisée par Næss et par Guattari dans des sens différents, elle implique toutefois dans chaque cas une compréhension systémique de nos relations à l’environnement. À l’intersection de l’éthique et du politique, du social et de l’environnemental, de l’esthétique et du psychologique, la proposition écosophique peut aujourd’hui se décliner dans les domaines de l’écologie politique aussi bien que de l’art et du soin.

Marion Farge - Laboratoire Logiques de l’Agir / Laboratoire STL (Savoirs, textes, langage)

 

Bibliographie :

  • Manola Antonioli, « Les deux écosophies », Chimères, 2015, vol. 3, no 87, 2015. p.41-50.

  • Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, t. II, traduit par Ferial Drosso, Laurencine Lot et Eugène Simion, Paris, Seuil, [1972] 1980.

  • Murray Bookchin, « Social Ecology versus Deep Ecology: A Challenge for the Ecology Movement », Green Perspectives: Newsletter of the Green Program Project, 1987, nos. 4–5.

  • Félix Guattari, Les Trois écologies, Paris, Lignes, [1989] 2023.

  • Félix Guattari, Qu’est-ce que l’écosophie ?, Paris, Lignes, 2018.

  • Félix Guattari, Chaosmose, Paris, Lignes, [1992] 2022.

  • Per Ingvar Haukeland, « Becoming Home: Revisiting Arne Næss toward an Ecophilosophy and a Depth Ecology for the 22nd Century », The Trumpeter, 2023, vol. 39, no 1, p. 21-44.

  • Arne Næss, « The Shallow and the Deep, Long-Range Ecology Movement: A Summary », Inquiry, 1973, vol. 16, no 1, p. 95–100.

  • Arne Næss, Écologie, communauté et style de vie, traduit par Charles Ruelle, Paris, Éditions Dehors, [1974] 2008.

  • Arne Næss, La réalisation de soi : Spinoza, le bouddhisme et l’écologie profonde, traduit par Pierre Madelin, Marseille, Wildproject, 2017.