Baptiste Morizot, Sur la piste animale

Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 2018.

Baptiste Morizot, l’un des penseurs actuels du vivant les plus remarquables, propose avec ce livre un témoignage très intéressant sur l’art du pistage. Pister, dans la langue de Morizot, revient en quelque sorte à chasser. Mais il s’agit d’une chasse bien particulière, voire paradoxale, puisque celle-ci n’a pas pour but de traquer sa proie jusqu’à la mort, mais plutôt de la suivre et de la poursuivre pour en comprendre le fonctionnement et le mode de vie. L’enjeu d’une telle chasse consiste en réalité à repérer et reconnaître certains comportements de sorte à prendre soin des vivants non humains dans leur milieu naturel. En ceci, l’art de pister a quelque chose à voir avec d’anciennes pratiques héritées de l’éthologie et de la cynégétique, dans le sens où il se pratique directement sur le terrain. Morizot précise toutefois que le pistage n’est pas une science exacte, mais une « science-action où chaque hypothèse oriente le pas et le regard ailleurs » (p. 118) en faisant appel à notre imagination et à nos intuitions sensibles. Dans une préface efficace, Vinciane Despret remarque que le pistage fait partie des « arts de l’attention », et que son projet est entièrement tourné vers « la possibilité de tisser des rapports sociaux avec les autres qu’humains » (p. 12-13). Le pistage a donc ceci d’intéressant qu’il cherche à faire cohabiter l’humain avec le monde animal et végétal. Cependant, cela ne veut pas dire pour autant que le pisteur cherche à tout prix à entrer en contact avec le monde animal. Au contraire, l’art de pister consiste à voir sans être vu pour avoir la connaissance des habitudes d’habiter l’espace des vivants non humains. Morizot, dans cette expérience du pistage, tend à décrire de quoi est fait le langage animal, et où se situent nos limites pour y accéder : « Pister, écrit Morizot au début de son ouvrage, c’est décrypter et interpréter traces et empreintes, pour reconstituer des perspectives animales : enquêter sur ce monde d’indices qui révèlent les habitudes de la faune, sa manière d’habiter parmi nous, entrelacée aux autres. […] Pister, dans ce sens nouveau, c’est aussi enquêter sur l’art d’habiter des autres vivants, la société des végétaux, la microfaune cosmopolite qui fait la vie des sols, et sur leurs relations entre eux et avec nous : leurs conflits et alliances avec les usages humains des territoires. Centrer l’attention, non sur les êtres, mais sur les relations. » (p. 21-22)

L’art de pister consiste donc, sur la base d’une étude de terrain approfondie, en un type de « pistage écosensible » (p. 25), qui tend à imaginer des modes de vie possibles de la vie humaine avec la vie non-humaine en milieu naturel. En d’autres termes, le pistage tente de répondre à la question suivante : comment peut-on faire évoluer nos sensibilités afin de renouer des liens écoresponsables et durables avec le monde vivant tout en assurant sa préservation ? (révolution morale) À partir de son expérience personnelle, Morizot témoigne d’une situation étrange à laquelle il a été confronté, une nuit, alors qu’il veillait sur un troupeau. Vers trois heures trente du matin, un loup survient et s’approche du troupeau dont il avait la garde ; se retrouvant tout proche du loup, Morizot rapporte avoir ressenti un sentiment de familiarité, comme s’il avait vu le loup « d’homme à homme » (p. 36). Ceci n’est pas sans rappeler l’expérience déjà bien célèbre de l’altérité animale de Jacques Derrida dans L’Animal que donc je suis, durant laquelle le philosophe ressent une gêne, sortant de sa salle de bain, en se trouvant nu face à son chat qui l’épie. Tout comme Derrida d’ailleurs, Morizot utilise fréquemment le terme de « miroir » (p. 60) pour évoquer la relation humanimale dans laquelle l’un se reconnaît à travers l’autre. Cette relation humanimale « d’égal à égal » (p. 42), Morizot tente ensuite de l’analyser et de l’interpréter, d’en décoder les signes d’un langage et les marques d’une communication pourtant demeurée muette et silencieuse. « C’est que la scène ressemble à une confrontation entre humains, car il faut compter sur la ruse, la détermination et la puissance de surprise de l’adversaire lupin » (p. 38), écrit-il. Ici, la relation humain/animal passe par la confrontation et l’adversité, à travers le défi que s’échangent les regards interrogateurs et inquiets de l’homme et du loup. En se fixant mutuellement, l’un cherche à comprendre ce que l’autre envisage de faire, et réciproquement. Chacun cherche à lire dans le comportement de l’autre les signes d’un langage qui pourrait trahir un comportement futur. Il y aurait ainsi dans le pistage et l’observation minutieuse de l’altérité animale un sens à construire pour anticiper un déplacement, une fuite, ou une attaque. Car ce serait une illusion de croire que l’humain est l’ami de l’animal selon « le fantasme contemporain qui érige nos animaux domestiques en modèle de toute animalité […]. Il faut chercher un autre chemin, d’autres modèles pour penser nos relations à eux, comme leur altérité. » (p. 60) Ni amis, ni ennemis, tout l’enjeu du pistage repose finalement dans la recherche d’une cohabitation raisonnable et paisible avec le monde animal.          

Adoptant une posture que l’on pourrait qualifier en un sens de romantique et de primitiviste, Morizot s’aventure dans la forêt en pleine nuit et appelle de ses vœux à réactiver une forme d’ « ancestralité animale de l’humain » (p. 102) qui permettrait de mieux comprendre qui nous sommes en essayant de nous confondre avec l’animal qui sommeille quelque part au fond de nous. Si l’introspection visée dans ce genre d’expérience solitaire est séduisante et pertinente d’un point de vue intellectuel en ce qu’elle permet de mettre la théorie à l’épreuve du terrain, il n’en demeure pas moins qu’elle repose sur un certain nombre de croyances héritées des sciences anthropologiques, philosophiques, voire mythologiques. En effet, ce travail sur soi qui consiste à aller puiser en nous les ruines d’une ancienne condition animale ressortit bien plus d’un travail spirituel et intérieur, littéraire en un sens, que d’un travail scientifique à proprement parler dont les hypothèses seraient vérifiables par l’expérience.

Morizot dit être aux aguets du moindre bruit qui éveille sa sensibilité, et rapproche cette faculté innée d’une forme atavique de l’instinct animal : « Il y a quelque chose d’une proie, un passé immémorial conservé quelque part en moi, quelque part vers le rhinencéphale, un passé de bête chassée, et cette bête se paralyse dedans quand elle entend ce hurlement, ramenée brusquement quarante mille ans en arrière, dans une forêt de fougères du Pléistocène, debout parmi les frondaisons, le nez levé. » (p. 40) Dans le pistage, l’humain tente de se mettre au même niveau que le reste du monde vivant. S’il peut être chasseur, il peut tout aussi bien être chassé. En évoquant « un courage perspectiviste qui consiste à confronter l’autre sans le bestialiser » (p. 64) de sorte qu’un autre sujet « nous objective, du seul fait qu’il puisse nous traiter en objet, c’est-à-dire nous faire subir sa volonté contre notre gré » (p. 72), Morizot en appelle à faire évoluer nos regards et nos sensibilités sur le monde animal. Ainsi, le pisteur humain fait-il partie intégrante de l’environnement dans lequel il se trouve, puisqu’il n’agit plus en dominateur suprême, mais en animal vulnérable au même titre que n’importe quel autre. Il tente d’abolir toute hiérarchie, toute classification entre les espèces qui composent le vivant dans son ensemble. C’est pourquoi Morizot ressent désormais de « la trouille » (p. 40) en sillonnant les espaces sauvages et en surveillant un troupeau de bêtes en pleine nuit pour prévenir d’éventuelles attaques de loups. Il sait qu’il représente possiblement lui aussi une proie pour un animal. Pour assurer ses arrières, l’animal pisté, explique Morizot, doit apprendre progressivement à réfléchir comme l’animal pisteur s’il veut avoir une chance d’échapper à ce dernier. Le philosophe donne ainsi l’exemple de ce qu’il nomme « la vertu de patience » de la panthère, que l’on peut expérimenter en tant qu’humain puisqu’il s’agit d’un « instinct » (p. 108) inscrit en chacun de nous et qui peut ressurgir à tout moment. Cet apprentissage du comportement de l’autre comme animal permet d’intégrer son propre système de pensée et par conséquent de reconnaître dans tel ou tel cas de figure un signe prémonitoire ou des « indices » (p. 176) de ce qui pourrait advenir. Comme dans un véritable travail d’enquête, « il s’agit de recomposer une trajectoire, d’extrapoler un parcours, une allure, un faisceau d’intentions qui disent une manière d’habiter un lieu. L’émotion revient à ce qu’on voit par ses yeux ; on est obligé, pour suivre sa piste, de se déplacer dans son crâne pour comprendre ses intentions, de marcher avec ses pattes pour comprendre son déplacement. » (p. 118) Le pistage devient alors un art néo-naturaliste de l’anticipation et du contre-pied, qui passe par la sortie de soi pour sentir vivre dans le corps d’un autre, dans un mouvement proche étymologiquement de celui de l’extase puisque cela précisément, confesse Morizot, « crée un sentiment de complétude que je ne parviens pas à expliquer. » (p. 158) En définitive, le tour de force de cette pratique du pistage est qu’elle permet de rapprocher un projet de création littéraire et philosophique d’un objectif scientifique en se proposant de vivre une expérience physique et spirituelle ancrée dans un milieu naturel. Dans un « avertissement au lecteur » publié en ouverture de son livre Manières d’être vivant (Actes Sud, 2020), Morizot rapproche volontiers sa pratique expérimentale de la nature writing de Jim Harrison, lequel avait découvert, selon les mots de Morizot, qu’il existait « un genre littéraire étrange, une chimère, nommé novella ». Morizot, à la suite de Jim Harrison, présente ainsi son travail comme des « novellas philosophiques », signe qu’il se situe bien à la croisée des sciences humaines et sociales et des sciences du vivant.

Guillaume Curtit - Configurations Littéraires