Ce livre écrit à deux, par le célèbre astrophysicien et philosophe Aurélien Barrau, et par Louis Schweitzer, président de la fondation « Droit animal, éthique et science », prend la forme d’un dialogue sur la question de l’éthique animale et plus spécialement sur le droit animal. Cet échange s’articule autour de plusieurs questions fondamentales telles que : « Homo sapiens est-il un animal comme un autre ? » ; « Pourquoi accorder des droits aux animaux ? » ; « Faut-il être végétarien pour défendre les droits animaux ? » ; « Pourquoi accorder des droits aux animaux plutôt qu’aux espèces ou aux écosystèmes ? » ; « Pourquoi ne pas considérer le monde animal comme une ressource ? » ; « Comment améliorer la condition animale ? ».
Dans le préambule, les auteurs rappellent que la question du droit animal a nettement évolué ces dernières décennies, et qu’une succession de « petits événements, aussi dissemblables qu’ils paraissent, témoignent d’un intérêt renouvelé pour la question du sort fait aux animaux par l’homme » (p. 4). Le nombre croissant de personnes flexitariennes, végétariennes ou véganes et le travail de terrain effectué par des associations de défense des animaux comme L214 ont permis de révéler certains comportements humains inadmissibles infligés aux animaux dans les abattoirs, « dans les pratiques de l’élevage intensif, les zoos, les cirques, ou encore, même si la question est plus complexe éthiquement, les laboratoires de recherches » (p. 4). Des séries de dénonciations (transparence et secret) de comportements jugés immoraux et contraires à l’éthique ont parfois donné lieu à des attaques en justice, à des procès et même à des condamnations; puisque depuis 1976, la maltraitance animale est punie par la loi (notons que deux ans après l’abolition de l’esclavage, la loi Grammont de 1850 prohibait cependant déjà les mauvais traitements des animaux en public) et que depuis 2015 le Code civil reconnaît les animaux comme des êtres sensibles. « Cette soudaine prise de conscience du grand public », qui tend à repenser notre rapport aux animaux, témoigne d’une réelle transformation de la sensibilité humaine (révolution morale) vis-à-vis des animaux, puisque l’homme semble prendre de plus en plus en considération les questions du bien-être et des souffrances animales dans son quotidien.
Barrau et Schweitzer tiennent à rappeler que nous sommes les héritiers d’une tradition culturelle d’asservissement de l’animal. La Bible, puis la tradition philosophique occidentale, avec par exemple Descartes (lequel considère, dans le Discours de la méthode, l’animal comme un automate dénué de conscience), ont joué un rôle considérable dans la manière dont l’homme a pensé sa relation de dominant par rapport à l’animal, même s’il exprime parfois de la sympathie à son égard (à l’instar de Montaigne, entre autres, dans les Essais). Peu à peu, ces rapports de domination sont remis en question. Darwin, l’un des premiers, a démontré dans sa théorie de l’évolution qu’ « il n’y a pas de coupure radicale entre l’homme et l’animal » (p. 12). Cela bouleverse donc considérablement notre imaginaire et nos modes de représentations du vivant. Certaines études plus récentes sur les comportements animaux (la zoopoétique, la sémio-zoologie, etc.) ont prouvé que l’animal était même capable de créer du sens. Ainsi que le fait remarquer Schweitzer, « dès que l’on a l’impression de communiquer avec une espèce, elle monte dans notre hiérarchie de valeurs. C’est typiquement ce qui se passe avec les chiens, et qui ne se passe pas […] avec les cochons » (p. 34). Au fur et à mesure que nous apparaissent plus lisiblement le fonctionnement et le système de vie du monde animal, l’empathie de l’homme pour l’animal progresse (p. 39) et l’homme repense alors sa position dans le monde, abolissant petit à petit une présumée hiérarchie entre les espèces. Comme le remarque encore Schweitzer, « la frontière entre le vivant et le non-vivant, comme entre l’homme et l’animal, a été fragilisée par le progrès des sciences » (p. 14). Toutefois, note ce même auteur, bien que nous ayons défini tout un périmètre éthique autour de l’homme, et qu’il est souhaitable de faire de même pour l’animal, on ne peut étendre le même périmètre éthique au monde animal, car on risquerait, par rétroaction, d’observer une diminution du corpus éthique assimilé à l’homme (l’interdiction ou l’empêchement de la reproduction d’un taureau en raison d’un gène responsable d’une maladie grave ne doit pas pouvoir s’appliquer à l’homme, car cela pourrait dangereusement ouvrir la voie à l’eugénisme (p. 121)). Barrau, tout en critiquant la notion absurde de spécisme (qui suppose « un critère neutre, surplombant l’histoire et les cultures » (p. 16)), et emboîtant le pas à la philosophie de Derrida, prétend alors qu’il y a quelque chose de l’ordre de la « différance » à imaginer dans le droit animal car « Homo sapiens n’est pas un animal comme les autres » (p. 15). L’humain est donc un cas à part dans la classification animale, et il convient raisonnablement de faire le tri entre la législation qui s’applique aux vivants humains et la législation qui s’applique au reste des vivants non-humains en fonction des spécificités de chacune des espèces.
La question du droit animal est donc épineuse et délicate. Barrau soutient que, selon lui, il n’existe pas de droit naturel, mais qu’il appartient justement à l’homme de créer un certain nombre de droits aux animaux (p. 26). Car respecter l’animal, c’est respecter l’autre en nous, et l’autre nous : « avec les animaux, c’est l’autre en tant que tel qui est en jeu » (p. 29). Il s’agit donc d’établir des textes de lois obligeant les hommes à vivre dans le respect avec et parmi les animaux et à reconnaître que certains d’entre eux sont des êtres « sentients » (p. 116) – c’est-à-dire sensibles et conscients. La Déclaration universelle des droits de l’animal, de 1978, va dans ce sens (même si elle est à présent critiquée pour avoir le défaut d’être trop anthropocentrée).
Si l’on promeut la création d’une législation digne en matière de droit animal, peut-on pour autant reconnaître les mêmes droits à tous les animaux ? Au sein du monde animal, l’existence d’une hiérarchie peut-elle persister ? « Une huître n’est pas un chimpanzé, c’est une évidence, leur intelligence n’est pas la même. Ne pas en tenir compte n’est pas raisonnable. » (p. 61) Dans une taxinomie animale aujourd’hui bien connue, Schweitzer rappelle que les animaux sont classés selon trois catégories différentes (p. 53) : les animaux de rente (agriculture, élevage, animaux domestiqués), les animaux d’expérimentation (laboratoire scientifique), et les animaux sauvages (animaux non domestiqués et non soumis à la rente ou à l’expérimentation scientifique). Mais Barrau rappelle néanmoins que ce classement n’a de valeur que du point de vue de l’homme, et non du point de vue de l’animal, ce qui l’enjoint à penser qu’il ne doit pas exister de différences dans le droit animal parmi les différentes espèces, et que « toute une pensée “du côté de l’animal” reste à inventer. Et c’est bien à nous de l’inventer » (p. 55) et de faire en sorte que nos comportements soient conformes et « légitimes à son endroit » (p. 55). Ce corpus éthique que l’homme doit imaginer dans sa relation à l’animal doit pouvoir permettre à ce dernier de prétendre au bien-être (non pas seulement l’absence de souffrances, mais aussi à une quantité et à une qualité suffisantes en nourritures), autrement dit de prétendre au bonheur. De plus, ce corpus éthique doit être fondé sur un principe de bon sens pour être applicable réellement :
Le plus juste, souligne Barrau, est de penser cela en fonction de notre capacité à respecter ces droits. Tout simplement. Je ne trouve pas aberrant de respecter une fourmi autant qu’un lion. Mais, concrètement, il est inévitable que je nuise parfois à une fourmi, quelle que soit ma sympathie pour la cause animale. Tandis que je peux éviter de décimer les lions. Le droit doit en tenir compte, il est une posture pratique, pas théorique. Un droit qui ne peut pas s’appliquer n’a aucun sens. Une posture philosophique plus radicale est possible ou bienvenue, mais c’est autre chose. Hiérarchisons, parce qu’il le faut, mais hiérarchisons en fonction du possible. (p. 117)
Barrau évoque ici un éventuel triage en ce qui concerne l’écriture du droit animal, qu’il faut penser en fonction des caractéristiques des espèces et du degré de responsabilité de l’humain vis-à-vis de ces mêmes espèces. Il semblerait donc pertinent d’opérer au préalable un classement des espèces animales afin d’évaluer l’impact (évitable ou inévitable) de l’activité humaine sur celles-ci et de construire ensuite une législation sur la base de ces observations. Se pose également la question de l’animal de compagnie. En effet, celui-ci est domestiqué et ne vit que pour l’homme, grâce à son maître. De fait, il est restreint dans sa liberté, et même s’il peut sourdre de cette relation de domination une merveilleuse amitié entre l’homme et l’animal, le fait de posséder un animal et de lui imposer ses propres règles peut poser un problème éthique. Cependant, explique Schweitzer, l’animal de compagnie peut encourager les hommes à établir un droit animal plus juste. En mettant les animaux au cœur de la vie des hommes, on peut espérer une hausse de notre sensibilité vis-à-vis d’eux. Par ailleurs, l’animal peut être d’une utilité publique et d’un secours important pour l’homme : les chiens pour personnes aveugles et/ou malvoyantes en sont un exemple significatif. Ce qui revient finalement à dire, pour Schweitzer, que « l’animal de compagnie est pour [lui] une catégorie légitime, en tout cas plus légitime que l’animal d’élevage » (p. 58). Mais cet argument reste fragile puisqu’en même temps qu’il affirme la légitimité éthique de la domestication de l’animal à des fins sociales, on pourrait justifier également, par le même argument, la fonction expérimentale des animaux de laboratoire. De façon plus radicale, Barrau coupe court à l’idée selon laquelle il serait possiblement légitime de détenir un animal de compagnie, car « le problème est que l’on devient comme Dieu dès que l’on prend un animal chez soi » (p. 59).
Concernant le régime végétarien, Barrau estime que s’il existe le concept de crime contre l’humanité et de crime de guerre dans le contexte des sciences historiques, il serait approprié d’évoquer un « crime contre la vie » (p. 70 et 93), un « crime contre l’histoire » (p. 93) et même un « crime contre l’avenir » (p. 99) pour dénoncer et condamner l’industrie agro-industrielle de masse, responsable chaque année de la mort de 100 milliards d’animaux terrestres et de 1 000 milliards d’animaux marins. Si Barrau reconnaît toutefois qu’il est naturel à toutes les espèces de tuer pour subvenir à leurs besoins et qu’aucune espèce n’échappe à la règle, il conteste le système meurtrier que l’homme a mis en place pour asseoir sa domination sur le vivant. Car le vrai problème de ce système de domination imposé aux autres espèces ne relève pas tant, d’après Schweitzer, des « conditions de mort que des conditions de vie qu’il inflige aux animaux. Ces dernières relèvent souvent d’une vie de torture, d’enfermement, de confinement. » (p. 72). Toute leur vie, les animaux d’élevage sont préparés et destinés à la mort par abattage. En outre, les conséquences écologiques de l’élevage intensif sont désastreuses pour l’environnement. C’est cela qui peut poser un sérieux problème éthique et encourager le développement du végétarianisme et du véganisme. Pour lutter face à l’abattage de masse, Barrau prend politiquement position contre le modèle capitaliste et, tout en défendant le socialisme théorique qui serait l’idéologie la plus à même de répondre à cette crise, promeut la décroissance, car « il ne peut y avoir de croissance durable » (p. 97). Ce n’est pas l’avis de Schweitzer, qui trouve un intérêt social à la croissance, mais qui ne manque pas de faire remarquer qu’un changement de nos habitudes de consommation et de nos modes de vie s’impose. Il propose, pour ce faire, dans un premier temps, la mise au point d’un « droit souple » (p. 128) qui permettrait à chaque consommateur de « pouvoir exercer un choix en fonction de ses convictions propres. […] De même qu’il existe une filière bio, certifiée par un étiquetage propre, devrait pouvoir exister une filière ‘’bien-être animal’’. Ce n’est pas une garantie de qualité, mais une garantie en quelque sorte éthique, sur la manière dont l’animal a été élevé. » (p. 128) Mais ce « droit souple » que Schweitzer appelle de ses vœux n’est toujours pas pensé du point de vue de l’animal, et repose plutôt sur une vision de l’éthique animale très anthropocentrée. Finalement, malgré quelques points de discorde, Barrau et Schweitzer s’accordent sur une chose : il est nécessaire d’engendrer et de poursuivre « une transition législative » (p. 130) en matière de droit animal.
Guillaume Curtit - Configurations Littéraires