Nées dans le sillage des cultural studies développées dans le monde angle-saxon depuis les années 1950, les trauma studies désignent un champ transdisciplinaire rassemblant des chercheuses et des chercheurs issus des études culturelles, historiques et littéraires, autour de la question du trauma psychique, abordé dans ses aspects clinique, psychanalytique, psychiatrique et neurocognitifs. Son apparition aux États-Unis dans les années 1990 s’inscrit dans le cadre des questionnements qui émergent en 1980 autour des traumatismes historiques, comme les deux guerres mondiales, la Shoah ou la guerre du Vietnam, et des enjeux mémoriels soulevés non seulement par l’expérience des survivants, mais aussi par le statut des générations suivantes, héritières de ces traumatismes. La reconnaissance scientifique de l’objet, le « trauma psychique », doit de son côté beaucoup à l’inscription en 1980 du PTSD (post-traumatic stress disorder, ou syndrome de stress post-traumatique) dans le DSM (Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders, ou Manuel diagnostic et statistique des troubles mentaux), qui reconnaît l’existence d’un état traumatique, lié à des symptômes désormais répertoriés et associés à une liste d’événements traumatogènes.
Les trauma studies se sont développées autour des travaux pionniers de Cathy Caruth (Trauma : Explorations in Memory, 1995 ; Unclaimed Experience : Trauma, Narrative and History, 1996), auxquels la plupart des études postérieures continuent de revenir, tant pour s’en revendiquer que s’en différencier. Se ressaisissant des théories freudiennes sur le trauma (Au-delà du principe de plaisir, 1920 ; L’Homme-Moïse et la religion monothéiste, 1939), Caruth se demande comment la littérature, mais aussi les arts plus largement, relégués à une place marginale dans un champ dominé par la clinique et les neurosciences, permettent de donner forme à la blessure et de penser la spécificité de l’événement traumatique, qui, non assimilé sur le coup mais intégré à la mémoire comme un « savoir insu », revient de façon répétée dans l’après-coup sous diverses manifestations psychiques et physiques. Selon elle, les trauma studies permettent de sortir de la paralysie politique et éthique à laquelle le post-structuralisme et la déconstruction derridienne risquaient de conduire la théorie littéraire. D’une part, étudier le trauma, inscrit dans l’expérience de l’histoire, permet de réinjecter une dimension éthique et politique à l’analyse littéraire, suspectée d’impuissance ou accusée d’être coupée du réel. De l’autre, les modalités d’intellection et d’apparition du trauma, qui résiste à la compréhension en s’exprimant de façon indirecte et à travers un langage non référentiel, légitiment les méthodes d’interprétation forgées par les théories déconstructivistes : c’est à travers leurs modes d’analyse et de lecture qu’une forme de compréhension de l’événement autrement inaccessible est rendue possible. Cathy Caruth, ainsi que des chercheurs et chercheuses qui se réclament de ses travaux comme Sue Vice (Holocaust fiction, 2000), Anne Whitehead (Trauma Fiction, 2004), s’intéressent à la façon dont la part traumatique de l’événement trouve à se dire à travers la langue et le récit littéraires, et comment la littérature, en retour, aide à lire la blessure traumatique. Sans jamais sacrifier le monde et l’histoire, les trauma studies cherchent à développer de nouvelles manières de lire, d’interpréter et d’écouter le trauma, à l’aide des textes et des théories littéraires.
Dans les années 2000, les trauma studies, encore relativement méconnues en France, font l’objet de critiques de nature essentiellement épistémologique et méthodologique.
Des chercheurs comme Ruth Leys, Dominik LaCapra ou Susannah Radstone invitent à penser de façon critique sur le modèle même de « trauma », élaboré au carrefour de plusieurs champs disciplinaires, au prix d’un syncrétisme théorique qui tend à niveler les incompatibilités entre des théories divergentes (entre les paradigmes psychanalytiques et neurocognitifs par exemple). Contre un certain flou conceptuel, ils en appellent à une archéologie critique qui permettrait de mieux poser les implications théoriques et politiques de la notion de « trauma », et de dévoiler le socle idéologique sur lequel sa définition s’est construite. En effet, pour Stef Craps, les trauma studies, telles qu’elles se sont constituées, sans questionner leur occidentalo-centrisme, postulent la fausse universalité de la notion de « trauma », ce qui a pour conséquence d’invisibiliser d’autres formes de violences traumatiques et de perpétuer les structures de domination. L’enjeu est alors de se demander si le modèle proposé par les trauma studies peut s’exporter à d’autres zones culturelles et géographiques et à d’autres crises géopolitiques, ou s’il faut réinventer des outils critiques et éthiques pour penser la notion de trauma depuis une perspective interculturelle et postcoloniale.
D’autres chercheurs, comme Roger Luckhurst, ont souligné le fait que les trauma studies tendent à formuler leurs hypothèses à partir d’un corpus relativement limité de textes, tirés de la modernité ou de la postmodernité. Le risque est alors double : le biais de confirmation, qui viendrait valider l’idée d’une crise de la représentation induite par l’événement traumatique par les expérimentations modernes et postmodernes ; la canonisation homogénéisante, qui invaliderait d’autres formes de représentation du trauma et d’autres corpus, notamment non-occidentaux ou antérieurs au XXe siècle. À ce sujet, Marc Amfreville insiste sur l’importance des écrits de Poe, Hawthorne, Melville ou James, dans l’écriture du trauma, qu’il faudrait réinsérer dans une histoire littéraire plus longue, allant bien en amont du XXe siècle.
Enfin, l’interdisciplinarité dans laquelle s’inscrivent les trauma studies invite à réfléchir à la relation que la littérature entretient avec les autres champs du savoir. L’enjeu est alors de se déterminer à quelle place et à quelle compétence l’analyse littéraire peut prétendre face aux autres disciplines scientifiques, sans leur être inféodée et sans perdre sa spécificité.
Kathia Huynh - Configurations littéraires
Bibliographie :
- Marc Amfreville, « Les trauma studies : une théorie critique en souffrance », in Isabelle Alfandary (dir.), Crise dans la critique. Une cartographie des studies, Lormont, Le Bord de l’eau, 2023.
- Marc Amfreville, Écrits en souffrance. Figures du trauma dans la littérature nord-américane, Paris, Michel Houdiard, 2009.
Cathy Caruth, L’Expérience inappropriable. Le trauma, le récit et l’histoire [1996], traduit par Élise Guidoni, Paris, Hermann, 2023.
David Colin et Hanna Meretoja (éd.), The Routledge Companion to Literature and Trauma, London, Routledge, 2020.
Stef Craps et Gert Buelens, « Introduction : Postcolonial Trauma Novels », Studies in the Novel, vol. 40, n° 1-2, spring-summer 2008, p. 1-12.
Stef Craps, « Beyong Eurocentrism : Trauma Theory in the Global Age », in Gert Buelens, Sam Durrant et Robert Eaglestone (éd.), The Future of Trauma Theory : Contemporary Literary and Cultural Criticism, Abingdon, Routledge, 2014, p. 45-61.
Dominik LaCrapa, Writing History, Writing Trauma, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2000.
Alice Laumier, « Unclaimed Experience/L’Expérience inappropriable. Une première traduction française d’un des ouvrages fondateurs des trauma studies », Acta fabula, vol. 25, n° 3, Essais critiques, Mars 2024. URL : https://www.fabula.org/revue/. Consulté le 11 novembre 2024.
Alice Laumier, intervention donnée dans le cadre du séminaire « Actualité de la recherche » à l’Université d’Orléans le 6 novembre 2024.
Alice Laumier, L’Après-coup : temporalité de l’événement et approches critiques du trauma, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2024.
Ruth Leys, Trauma: A Genealogy, Chicago, University of Chicago Press, 2000.
Roger Luckhurst, The Trauma Question, London, Routledge, 2008.
Susannah Radstone, « Trauma Theory: Contexts, Politics, Ethics », Paragraph, vol. 30, n° 1, 2007.
Anne Whitehead, Trauma Fiction, Edinburgh University Press, 2004.