De la laine, du café et des vies

À la question « Qu’est-ce que le triage ? », votre imagination risque de s’envoler. Tri des déchets, tri du linge, tri des souvenirs d’enfance ? Peut-être pensez-vous à cette pile de vieux papiers que vous vous promettez de ranger depuis des mois. Ou, pourquoi pas, au tri des milliers de photos sur votre smartphone pour libérer de l’espace. Comprendre ce qu’est le triage, c’est tenter de dénouer les nœuds d’une pelote de laine emmêlée : plus on tire dessus, plus on découvre des fils entortillés qui semblent ne jamais en finir. Et c’est justement par la laine que tout a commencé !

Selon l’Oxford English Dictionary (OED), le mot « triage » fait sa première apparition en 1728, dans le contexte du tri de la laine : « The action or process of classifying, sorting, or separating out wool or another commodity according to quality ». En d’autres termes, il s’agissait de séparer avec soin (« take care to separate », nous dit l’OED) la bonne laine de la mauvaise. Toujours dans le domaine de l’agriculture, l’OED note depuis 1820 l’usage du mot « triage » pour indiquer une qualité médiocre ou inférieure des grains de café. Ainsi, le café était sélectionné et classé en catégorie dont la plus basse était nommée « triage coffee ».

Dans les dictionnaires de langue française, le mot « triage » est d’emblée associé à la notion de « choix ». Le Robert en ligne, dans la première entrée, cite : « Fait de trier dans un ensemble ou de répartir ; son résultat. ➙  choix, tri. » ; le dictionnaire Larousse, toujours comme première entrée : « Action de trier, de répartir en choisissant. » ; le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales propose : « Action de trier, de choisir, de répartir ». Ce glissement sémantique est loin d’être anodin. Trier n’est pas qu’une simple organisation, du moins pas toujours. C’est aussi un processus qui implique des choix pouvant entraîner des répercussions morales significatives. Pierre Valette l’illustre en affirmant que « Trier, c’est penser, et, pour Kant et depuis Kant, penser c’est juger » (Valette, 2013).

Le terme « triage » a initialement été utilisé dans les manuels militaires médicaux français vers la fin du XIXe siècle, ce qui pourrait expliquer pourquoi, dans les dictionnaires français, il est associé au verbe « choisir ». En effet, le poids moral du triage se manifeste davantage lorsque la décision concerne des êtres vivants plutôt que des objets. Appliqué au champ de bataille, le triage médical vise à optimiser la conduite de la guerre. L’objectif militaire était alors « la conservation des effectifs ». Il s’agissait de soigner en priorité les soldats qui pouvaient revenir au combat rapidement, de les catégoriser selon l’urgence et la possibilité de les transporter. Ainsi, les moins gravement blessés étaient vite soignés et, tout aussi promptement, renvoyés au front. Cette pratique fut particulièrement tragique pendant la Première Guerre mondiale. Selon Didier Fassin et Richard Rechtman, le rôle des médecins militaires sur le front était crucial et extrêmement exigeant :

La chirurgie, la médecine et la prophylaxie des infections se pratiquent au plus près du front, dès les premières lignes de combat, non seulement afin d’apporter les premiers soins dans les meilleurs délais, mais aussi, voire surtout, pour diminuer le nombre des évacuations vers l’arrière et remettre ainsi rapidement au combat les plus « chanceux », c’est-à-dire ceux qui présentent des blessures légères. En effet, si la raison médicale peut extraire les hommes de l’enfer, l’objectivité de cette discrimination, entre les plus atteints que l’on évacue et les moins affaiblis que l’on renvoie au front, est étroitement contrôlée par les autorités militaires. Les médecins se voient ainsi confier la lourde tâche de décider du sort immédiat des blessés ; évaluant rapidement l’ampleur des blessures, ils doivent estimer de façon encore plus décisive s’il s’agit d’une authentique blessure de guerre ou d’une mutilation volontaire, assimilable à une désertion déguisée. La recherche des simulateurs devient le noyau de la pratique médicale de dépistage. (Fassin et Rechtman, 2024).

L’histoire de la recherche des simulateurs et du difficile travail des médecins pendant la Grande Guerre a été récemment racontée au cinéma, dans le film Campo di Battaglia (2024) de Gianni Amelio, adapté du roman La Sfida (2020) de Carlo Patriarca. Le film met en scène l’affrontement entre deux visions morales de la guerre, incarnées par deux médecins : Stefano adopte une discipline rigide, renvoyant vite au front les soldats atteints de blessures légères, persuadé que certains feignent leurs blessures pour éviter la guerre. Giulio, quant à lui, agit de manière plus controversée : il altère volontairement la santé des soldats fatigués pour leur épargner un retour immédiat au front, illustrant par cela un profond conflit moral. Le film se fait alors cas de conscience illustrant ce conflit : chaque personnage emprunte un chemin divergent, ce qui souligne, sans tomber dans un schéma manichéen, la difficulté de concilier la raison militaire (l’éthique utilitariste) et celle médicale (l’éthique du soin).

De l’exception à l’ordinaire

Le système de priorisation mis en place par le triage est manifeste dans des situations telles que les conflits armés ou les catastrophes naturelles. Aujourd’hui, de plus en plus de spécialistes cherchent à expliquer comment, avant un phénomène exceptionnel, le triage est devenu une pratique courante à l’hôpital et dans les politiques de santé publique. Deux colloques, « Sélection, tri et triage en médecine. Logiques, pratiques et valeurs » en 2014 et « La médecine du tri. L’extension d’un paradigme ? » en 2024, ont alimenté le débat en montrant les pratiques ordinaires de triage dans la médecine contemporaine. Cette discussion met en évidence la diversité et la complexité des enjeux liés aux processus de sélection et de hiérarchisation dans le domaine de la santé.Cette sélection ne se limite plus à la médecine militaire ou aux soins d’urgence ; elle s’étend désormais aux listes d’attente pour les greffes, aux soins palliatifs et à la distribution de traitements contre le cancer, entre autres.

L’ITI Lethica participe à cette réflexion : les conférences d’Alberto Zanin et de Raphaël Pitti ont exploré les enjeux du triage en milieu hospitalier, respectivement en contexte de guerre et en temps de pandémies. Ces évènements ont donc permis de revenir sur les questions liées au triage exceptionnel. Le colloque organisé en 2022 par Corinne Grenouillet sur « Les fables du tri » s’est penché sur les logiques de triage à l’œuvre dans le monde du travail. Les conflits éthiques liés aux processus de sélection et d’exclusion professionnelle, depuis le recrutement jusqu’au licenciement, sont nombreux et complexes. Cet évènement s’est alors intéressé à ces logiques et à leur représentation dans la littérature et le cinéma contemporains, montrant ainsi que le triage ne se limite pas au domaine médical. En effet, en sortant du milieu hospitalier, le caractère ordinaire du triage devient plus manifeste, ouvrant un imaginaire plus vaste. 

La littérature et les arts peuvent jouer un rôle important à l’intérieur des questionnements sur l’imaginaire du triage, comme en témoigne l’essai de Frédérique Leichter-Flack Qui Vivra Qui Mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde (Albin Michel, 2015). En mobilisant des œuvres littéraires et cinématographiques — de la littérature de la Shoah aux fictions grand public comme Hunger Games (2008-2025) ou Grey’s Anatomy (2005 à aujourd’hui) — l’autrice a mis en lumière un continuum des pratiques de triage. La littérature en tant que laboratoire des cas de conscience devient alors une « école de la réflexion morale » (Nussbaum, citée par Leichter-Flack,Le Laboratoire des cas de conscience, p. 14).

Dans ce vaste champ de réflexion, la littérature et les arts nous aident à penser ces dilemmes moraux et nous offrent des ressources précieuses pour appréhender une tension fondamentale : celle entre la réalité d’une rareté des ressources et la nécessité de les répartir équitablement. Cela revient à s’interroger sur l’acte même du choix : l’éthique impose de tout essayer afin d’éviter un « choix tragique » (Guido Calabresi, Philip Bobbitt, 1978). Pourtant, l’on pourrait aussi argumenter que, dans certaines situations, ne pas choisir revient malgré tout à faire un choix.

Considérons le fameux dilemme du tramway, formulé par la philosophe Philippa Foot. Un conducteur se retrouve face à une situation où il ne peut que choisir entre deux voies : sur la première, cinq personnes travaillent ; sur la seconde, un seul individu. S’il ne fait rien, le tramway continuera sa trajectoire initiale et causera la mort des cinq personnes. S’il dévie, il condamne une seule vie pour en sauver cinq. Dans ce cas, l’inaction est une forme de décision. Sortant de l’expérience de pensée, d’autres situations présentent des enjeux similaires. Songeons à un médecin confronté à deux patients et disposant d’un unique respirateur. Ou encore, un capitaine de navire en train de couler, avec une quantité limitée de bateaux de sauvetage. Ces situations illustrent une double contrainte : la rareté des ressources et l’impossibilité d’échapper à une décision difficile. Ce sont des situations chargées d’une forte qualité tragique. Une question surgit alors : le choix est-il nécessairement tragique ? Où se situe la frontière entre un triage exceptionnel et un triage ordinaire ? Entre une rareté réelle et une rareté fabriquée ? Comme l’a affirmé Paul-Loup Weil-Dubuc dans sa conférence « Être juste dans un monde injuste. Réflexions sur l’éthique des soignants aux urgences », lors du colloque La médecine du tri. L’extension d’un paradigme :

Pourquoi un soignant serait-il davantage responsable de ne pas avoir évité des pertes irréversibles que, par exemple, des entreprises d’avoir proposé et l’État autorisé des conditions de travail destructrices, des conditions de travail dont nous savons qu’elles vont à coup sûr faire perdre des années de vie à des populations entières ?

Cette interrogation met en lumière une distinction essentielle entre les choix immédiats et les choix systémiques. Si l’urgence médicale impose des décisions rapides, elle ne doit pas masquer des injustices structurelles qui condamnent, à plus long terme, des groupes entiers à une réduction drastique de leur espérance de vie ou de la possibilité d’accéder à un service. En ce sens, le triage se définit non seulement en tant que dispositif de distribution des ressources rares, mais aussi en tant que dispositif de distribution des opportunités et des chances.

Trier la rareté, trier la quantité

Selon le type de triage les enjeux tendent ainsi à changer. Trier des choses (le café, la laine) est souvent un processus technique sans implication éthique. En revanche, trier des personnes soulève des questions éthiques beaucoup plus complexes. On a aussi déterminé qu’au sein même du triage des personnes, l’on distingue désormais un triage extraordinaire d’un triage ordinaire, ce dernier ayant des implications et des responsabilités politiques bien plus reconnaissables : ici, la rareté est créée par les politiques publiques.

Or, une différence émerge lorsqu’on examine le triage des objets : le rôle de l’agent de triage devient plus flou et moins perceptible. Lorsqu’un moteur de recherche classe des informations, lorsqu’un algorithme filtre des candidatures ou qu’une plateforme de streaming recommande certains contenus, le processus de triage s’éloigne d’une décision humaine explicite. Dans ces situations, l’usager a l’impression d’avoir un rapport direct (sans médiation) avec les choses (qu’il s’agisse d’informations, de contenu culturel, d’annonces d’embauche, etc.), alors qu’il y a un filtrage, une sélection — donc un triage — qui est fait en amont. Le problème n’est plus la rareté, mais plutôt la surabondance : face à un excès d’options, il devient nécessaire d’organiser et de hiérarchiser l’accès aux contenus. Cette action est loin d’être anodine : en déterminant ce qui est visible ou invisible, pertinent ou marginal, elle influence la manière dont nous accédons à l’information et, par conséquent, la façon dont nous nous représentons le monde.

Un cas particulier est celui de la sélection algorithmique, qui finit par transformer le triage de personnes en triage des choses. Ce glissement peut entraîner une déshumanisation du processus, l’invisibilisation accrue des critères de sélection et la normalisation des biais. Pensons par exemple au domaine du recrutement : un employeur examinant des candidatures — certes dans une situation idéale — tient compte des parcours, des personnalités et des expériences des  postulants. Mais, lorsque la sélection est effectuée par un algorithme, ce dernier ne fait plus face à des candidats, mais à des candidatures : non plus des personnes, mais des informations, un ensemble des données telles que les compétences énumérées ou les mots-clés. Tout ce qui n’est pas quantifiable devient invisible. On peut transposer ce mécanisme dans le domaine de l’éducation : pensons notamment à la plateforme Parcoursup.

Cette forme de transformation entraîne des modes de triage à la fois plus rapides et plus opaques, ce qui peut poser problème en matière d’équité et d’éthique. Cela peut, dans certains cas, faciliter les discriminations. Un exemple en est la dérive des algorithmes des caisses d’allocations familiales : en effet, depuis 2010, la CNAF utilise des algorithmes attribuant à chaque dossier une note de 0 à 10, basée sur des données personnelles telles que l’âge des enfants, le niveau de revenus ou le nombre de déménagements récents. Les associations estiment que ce système cible des caractéristiques personnelles plutôt que des comportements suspects, ce qui est considéré comme discriminatoire. Ainsi, ce type de mécanisme illustre la manière dont l’automatisation des décisions administratives peut aboutir à des formes de discrimination systémique sous couvert d’objectivité technique.

Il est donc crucial de poursuivre et d’approfondir les discussions sur ces pratiques, afin de mettre en évidence leurs points communs et leurs différences. À ce propos, la réflexion sur le triage algorithmique rejoint le discours de Martin Gibert sur la morale enseignée aux robots : s’interroger sur les critères de sélection mise en place par les technologies numériques revient donc à souligner l’importance d’introduire une éthique des algorithmes.

Vers une hybridation du triage ?

En conclusion, on observe actuellement une diversification du concept de triage, qui se manifeste sous différentes formes et figures : triage de la rareté et de l’abondance ; triage des choses, des idées, des personnes. De plus, les logiques de triage semblent s’étendre à un grand nombre de domaines différents.

Aujourd’hui, le triage ne se limite plus aux contextes médicaux ou militaires : il s’étend à tous les domaines de la société, de l’éducation au travail, en passant par la gestion des flux migratoires et les technologies numériques. Cette extension massive soulève une question cruciale : assistons-nous à une transformation du triage ou à une fabrication artificielle de la rareté ? Des économistes et sociologues ont montré que la rareté, loin d’être toujours une donnée objective, est parfois créée ou entretenue à des fins politiques et économiques (voir notamment Guido Calabresi, Philip Bobbitt, 1978). Les politiques migratoires, par exemple, restreignent artificiellement l’accès à certains espaces.

Si le triage des personnes dans un contexte de rareté fait l’objet de débats éthiques et de critères souvent discutés, le triage algorithmique s’impose de façon plus silencieuse. Il tend à masquer son impact politique derrière des considérations techniques. Pourtant, en rendant invisibles certains contenus ou certaines personnes, en orientant nos choix sans que nous en ayons conscience, ces nouvelles formes de triage redéfinissent profondément les dynamiques de pouvoir et de gouvernance.

Force est de constater que, dans un contexte de croissance démographique, les dynamiques de distribution, d’accès et de sélection posent un défi majeur, car elles pourraient contribuer à l’amplification des inégalités sociales déjà présentes. Il est donc impératif de s’interroger sur la transparence des critères de triage. Qui les définit ? Sur quels fondements ? Garder secrets et opaques les critères de sélection risque d’aggraver non seulement le sentiment d’exclusion et d’incompréhension, mais aussi d’accroître les inégalités existantes. Chaque processus de sélection est traversé par des valeurs, des intérêts et des choix qui méritent d’être interrogés.

Il nous semble alors qu’avec la « numérisation du monde », on assiste à une sorte d’hybridation des logiques de triage, raison pour laquelle « penser » le triage dans la société contemporaine est aussi difficile que nécessaire.

 

Francesca Cassinadri - Configurations Littéraires