Michèle Audin, La maison hantée

Les Éditions de Minuit, Paris, 2025

Un sujet sensible

« Je suis entrée pour la première fois dans l’immeuble en 1992 » (p. 9) — ainsi commence le roman qui place au cœur de son récit l’« autobiographie » d’une maison. Michèle Audin, mathématicienne, écrivaine et membre de l’Oulipo, n’en est pas à sa première incursion dans des récits à teneur historique. Avec La maison hantée, elle choisit de se confronter à une page douloureuse de l’histoire alsacienne souvent entourée de silence : celle des malgré·es-nous.

Si l’expédient narratif (la maison comme personnage), le lieu (l’Alsace) et la période (l’annexion pendant le Troisième Reich) rappellent La villa des Genêts d’or de Frédérique Neau-Dufour, les deux romans diffèrent dans leur focale. Chez Neau-Dufour, l’accent est mis sur le site et la mémoire du camp de concentration du Struthof ; chez Audin, ce sont les conséquences concrètes de l’annexion sur les habitant·es qui sont mises en lumière, notamment le destin des malgré·es-nous, ainsi qu’une réflexion sur la manière de raconter l’Histoire. 

Deux récits alternent : celui de Delphine Maugein, bibliothécaire installée à Strasbourg qui cherche à retracer l’histoire de l’immeuble où elle vient d’emménager ; et celui d’Emma, la concierge du même immeuble en 1936, dont la trajectoire — ainsi que celle de ses proches — est progressivement reconstituée, des années 1930 jusqu’à la libération de Strasbourg et le retour d’Emma dans la ville en 1945. La découverte d’Emma suscite la curiosité de Delphine et devient le point d’entrée dans l’histoire de l’annexion.

Le roman donne ainsi chair à un passé complexe : mobilisation générale et évacuation de Strasbourg en 1939 ; retour dans une Alsace annexée, où tout le monde n’est pas « désirable » selon les critères nazis. Le mari d’Emma, Florien, est ainsi classé parmi les « indésirables », aux côtés des juifs, des Nord-Africains, des « Français de l’intérieur » (p. 80).

À cette première séparation s’en ajoute une autre : entre celles et ceux qui choisissent — ou peuvent — revenir en Alsace, et celles et ceux qui, par peur ou impossibilité, restent en France. Une fracture durable s’installe. Les réfugié·es ne pourront jamais vraiment saisir ce qu’était la vie en Alsace sous Hitler : germanisation imposée, propagande scolaire, interdiction de la langue française, distribution de cartes de rationnement et, surtout, incorporation de force dans la Wehrmacht ou la Waffen-SS.

Le roman rappelle ainsi que cette mécanique de domination s’accompagne de multiples formes de triage : triage ethnique et politique (désirables/indésirables), triage linguistique (suppression des ouvrages francophones), triage administratif (cartes, recensements).

Le roman évoque aussi le massacre d’Oradour et le procès de Bordeaux, qui raniment les tensions autour de l’identité et de la mémoire. Cela est cristallisé dans la question du « vous » et du « nous », abordée aussi à travers une scène de dialogue marquante entre Delphine et un collègue bibliothécaire alsacien (p. 32-33). Ce dernier souligne l’écart persistant entre l’expérience vécue en Alsace et le regard souvent stigmatisant des Français de l’intérieur : « Ah, les Alsaciens, tous des nazis, c’est ça ? […] vous ne pouvez pas comprendre », lui lance le collègue.

Ainsi se dessine peut-être l’une des raisons profondes du roman : réduire la distance entre ce « vous » et ce « nous », entre mémoire individuelle et mémoire collective.

Raconter l’Histoire : des archives au roman

La structure du roman et le métier de Delphine donnent rapidement au récit une allure d’enquête. Pour reconstituer le passé d’Emma et des habitant·es de l’immeuble, la narratrice s’appuie sur une multitude de sources : recensements, états civils, annuaires, presses et photos de l’époque… Ces documents d’archives nourrissent non seulement l’investigation, mais deviennent aussi la matière même du récit. On assiste alors à une représentation réflexive, car c’est le livre lui-même qui se dépeint en cours de création. En effet, Delphine partage ses recherches, les obstacles rencontrés, les découvertes ainsi que les impasses, ce qui contribue à l’élaboration de l’histoire d’Emma.

Cette attention portée aux archives souligne leur rôle fondamental dans le processus d’élaboration de l’Histoire, mais cela sans oublier qu’il s’agit d’objets à interpréter. Ainsi, lorsqu’elle consulte les registres des décès de 1943, tenus par un officier nazi – un « officier d’état civil par intérim » (p. 124) –, Delphine découvre à quel point les archives doivent être lues avec vigilance :

Beaucoup des causes de décès sont des mots allemands commençant par Herz, cœur. […] Le 28 septembre, Herr Roser a inscrit six hommes, tous morts dans le même lieu — l’île aux Épis — et au même moment — le 15 juillet 1943 à six heures du matin. […] La simultanéité de ces morts, leur parfaite similitude, […], autant que les six mentions marginales “mort pour la France” apposées plus tard dans les six marges, incitaient à sortir du registre pour en savoir plus. Pour ces six morts, la cause de la mort était la même. Tout simplement : Hertzstillstand, arrêt du cœur. Le cœur s’arrête. C’est cela, la mort. […]  Mais il s’agit ici encore d’un mensonge, par omission cette fois : la vérité, c’est que, si leurs six cœurs se sont arrêtés, c’est parce que ces hommes ont été fusillés. (p. 125-126)

Dans ce passage, l’accent est mis sur l’importance d’interpréter les sources. On comprend ainsi que des documents historiques peuvent contenir des « vérités officielles », c’est-à-dire des mensonges. À ce travail d’interprétation s’ajoute aussi un autre outil : celui de l’imagination. Car si les documents d’archives ne sont pas transparents et cachent souvent des secrets, ils sont souvent aussi fragmentaires et, face à ces lacunes, la fiction intervient. C’est ce que fait Delphine lorsqu’elle s’interroge avec un ami sur les activités du mari d’Emma, Fabien, en 1933 : « Nous nous sommes demandé si Fabien Caron avait participé à ce meeting, à cette manifestation. Mais comment savoir. Où habitait-il, en 1933 ? J’ai appris ses adresses en 1930 par son acte de mariage, en 1931 par l’acte de naissance de sa fille, en 1936 par le recensement » (p. 42). Elle commence alors à inventer une histoire en disant à son ami : « Écoutez ceci… » et elle se lance dans une improvisation, imaginant un scénario possible de sa vie. Ce passage, mis en retrait typographiquement, en souligne davantage son statut.

Dans La maison hantée Michèle Audin montre « toute la complexité d’écrire l’histoire », également exprimée par Frédérique Neau-Dufour dans l’avertissement de La villa des Genêts d'or, ainsi que le rôle que peut jouer l’imagination dans ce processus (p. 9). Audin, à travers le personnage de Delphine, fait ici la démonstration concrète de cette démarche : elle met en scène l’acte même — par tâtonnement, découvertes heureuses, vides et recours à l’imagination — de construction de l’histoire et de la façon dont on parvient à la raconter.

Cette dynamique est explicitée en fin de volume : dans une section intitulée Sources et remerciements, Michèle Audin souligne la qualité romanesque de son œuvre : « Tous, rue, immeuble, habitants, chercheurs, ont pourtant été inspirés par des réalités, et notamment par les documents d’archives mentionnés dans ce livre » (p. 193).

Avec La maison hantée, Michèle Audin met en récit une mémoire alsacienne complexe, longtemps reléguée dans l’ombre et dans les non-dits. Par un subtil va-et-vient entre documents, enquête et imagination, elle montre combien raconter l’Histoire est un acte de reconstitution, mais aussi de responsabilité. À l’heure où les témoins directs disparaissent, où certaines vérités historiques sont contestées ou effacées, ce roman rappelle combien la transmission de la mémoire reste un devoir. C’est bien par un sens de responsabilité que le personnage de Delphine commence son enquête sur la vie d’Emma lorsque les deux dernières témoins de la vie de l’immeuble, Mme Roessler et Mme Spaeth, décèdent : « j’ai eu l’impression qu’avec la mort de ces deux femmes, l’histoire de la maison allait disparaître. À cause de ce qu’elles m’avaient confié, à cause aussi des fantômes de Mme Roessler, j’ai commencé à m’en sentir responsable ». (p. 37).

 

Francesca Cassinadri - Configurations Littéraires