Journées d’études "Sujets sensibles en littératures : réceptions empiriques, nouvelles épistémologies, nouvelles pratiques d’enseignement" Recension par Philippe Clermont, Anne-Claire-Marpeau et Marie-Jeanne Zenetti

Les journées d'études ont eu lieu à l'INSPE de Strasbourg les 21 et 22 novembre 2024.

Les journées d’étude « Sujets sensibles en littératures » organisées par Philippe Clermont, Anne-Claire-Marpeau et Marie-Jeanne Zenetti se sont tenues à l’INSPE (Université de Strasbourg, campus Meinau à Strasbourg), les 21 et 22 novembre 2024. Elles ont été préparées avec le soutien et sous l’égide de Lethica, des unités de recherche « Configurations littéraires » (Université de Strasbourg), « Passages Arts & Littératures (XX-XXI) » (Université Lumière-Lyon 2) et « SEARCH » (Université de Strasbourg), ainsi que de l’INSPÉ de l’Académie de Strasbourg, en partenariat avec l’Institut Universitaire de France.

Ces journées de recherche ont voulu être un lieu d’échanges autour d’une interrogation éthique grandissante dans le champ littéraire français. En effet, l’époque contemporaine est marquée par des débats parfois violents sur les œuvres qui se voient régulièrement évaluées à l’aune de « sensibilités » qu’elles heurtent ou qu’elles ménagent, soulevant des inquiétudes communes aux chercheur·e·s, aux enseignant·e·s et aux professionnel·le·s des métiers du livre. Comment lire, transmettre, débattre de textes qui suscitent des réactions passionnées, que ce soit en raison des sujets qu’ils abordent ou de la biographie de celles et ceux qui les écrivent ? Comment, dans le cadre d’un cours sur Laclos, Margaret Mitchell ou Céline, concilier les exigences de liberté académique, d’historicisation rigoureuse des œuvres et des idées, de pluralisme critique et de respect des interventions d’étudiant·e·s ou d’élèves ? Que faire, d’un point de vue critique, patrimonial, pédagogique, des questions politiques, éthiques et morales soulevées par des textes qui mettent en scène des violences sexuelles, racistes ou antisémites ? Que faire des polémiques suscitées par des œuvres qui rendent compte d’une mémoire toujours vive de l’esclavage, de la Shoah, de l’histoire coloniale ? Que faire du soupçon pesant sur des livres dont l’auteur ou l’autrice s’est rendu·e coupable d’actes ou de propos intolérables ? Que faire des accusations selon lesquelles des écrivain·e·s rejoueraient des formes d’appropriation, de domination, d’exploitation sociale ou coloniale ? Les études culturelles, de genre et postcoloniales ont ainsi favorisé une relecture des textes littéraires à l’aune de problématiques éthiques. Ces questions se posent par ailleurs avec une acuité particulière pour la communauté éducative, et c’est ce qui a motivé le désir de les penser à l’articulation de la recherche en littérature et en didactique de la littérature, d’une part, en dialogue avec les enseignant.es, d’autre part, de l’école à l’université. Autant de questions, donc, que les intervenant·es avaient en tête lors des communications.

Tout d’abord, la première journée s’est ouverte sur la dimension historique des problématiques induites par le cadrage de l'événement. Ainsi, concernant la relecture éthique de textes canoniques, Dina KHAZAI (Université de Strasbourg) a porté un regard contemporain sur le surréalisme, alors qu’Isabelle POULAIN (Université de Bordeaux Montaigne) considérait la manière dont Lolita avait été relu par Neige Sinno, deux façons de voir comment des textes étaient devenus « sensibles ». Des violences historiques ont ensuite été évoquées, Mai 68 chez Houellebecq, par Gabriela VIERU (Université de la Sorbonne Nouvelle), et la guerre à travers la poésie féministe contemporaine ukrainienne, par Kateryna TARASIUK (Université de Grenoble-Alpes et de Strasbourg). Par suite, des corpus de littérature de jeunesse ont été au centre de l’attention avec d’autres violences, individuelles ou collectives, abordées en tant que sujets littéraires. Aimée-Luce PONZA (Université de Strasbourg) s’est intéressée à la représentation de l’inceste dans Les Longueurs de Claire Castillon, et Anne-Claire MARPEAU a montré « ce que l’inceste fait au corps » dans l’album de jeunesse. Lectrice postcoloniale, Rocio MUNGUIA AGUILAR (Université de Guyane) a pris quant à elle « l’identité guyanaise comme sujet sensible » dans la trilogie pour la jeunesse Mes romans de Guyane de Marie George Thébia ; et les étudiant·es de Philippe CLERMONT ont instruit et mis en scène le « procès flash » du personnage principal de l’album de fiction pour la jeunesse de François Place, Les derniers géants, réalisant à leur tour une lecture postcoloniale de cet album.

La deuxième journée a eu pour axe structurant la réflexion sur des réceptions en action. Du côté des médiations des textes littéraires, Teona FARMATU (Université Babeș-Bolyai de Cluj-Napoca, Roumanie) a posé le problème de la « traduction raciste » en Roumanie de poèmes de Charles Baudelaire et Jean Richepin, quand Ida IWASZKO (INET – Strasbourg) s’est demandé comment les sujets « sensibles » étaient approchés dans les bibliothèques et les réseaux de lecture publique des collectivités territoriales en France. Afin de montrer comment des contextes ou conditions de réception pouvaient orienter l’interprétation des textes sensibles, Anne GRAND d’ESNON (Université de Lorraine), s’est demandé « peut-on lire avec n’importe qui ? », convoquant ainsi « les autres de la réception » ; et Marie-Jeanne ZENETTI (Université Lumière-Lyon 2) a développé une appréhension, qui est également une tension, des « textes sensibles » à travers des « lectures sensées ». Puis est venu le moment de relier lecture, réception de sujets sensibles et l’enseignement – l’enseignement supérieur en particulier. Tatiana CLAVIER (Université de la Rochelle) a rendu compte d’une expérience de lecture, entre « résonance traumatique et repositionnement critique », pour des étudiantes lectrices de représentations de violences intimes. Arnaud GENON (Université de Strasbourg) s’est intéressé, par voie d’enquête, à la réception de la violence sexiste par des lycéen·nes, « lectrices et lecteurs de dark romance ». Ses étudiantes ont, par la suite, mené un débat à propos de cette dark romance que les jeunes savent à la fois apprécier et mettre à distance. Les journées se sont achevées sur une balance entre le coût et le gain de la lecture de textes sensibles à l’université. Aline LEBEL (Université de Strasbourg), à propos de Svetlana Alexievitch, s’est demandé si les révolutions morales produisaient « une violence juste faite aux lecteurs et lectrices sensibles » ; alors que Christine LEMAÎTRE (Aix-Marseille Université) s’interrogeait sur la façon dont les sujets sensibles pouvaient constituer « une matière première pour éveiller le futur citoyen à l’expérience morale », faisant passer « Nussbaum de la théorie à la pratique ».

Du point de vue des thématiques développés au sein de Lethica, deux d’entre eux ont été plus spécifiquement mobilisés lors de ces journées. Le premier renvoie à la question des « révolutions morales », puisque les recherches présentées ont été nourries par les nouvelles sensibilités contemporaines, mais il s’est aussi agi, dans une certaine mesure, de « faire cas » à partir de certains sujets sensibles ou d’œuvres particulières.

Il ressort de ce rapide panorama des deux journées qu’une cartographie des sujets « sensibles » a été esquissée et dont une future publication tentera de rendre compte, que le terme même de sujets « sensibles » a été interrogé et qu’on peut lui préférer des locutions telles que sujets ou corpus « socialement vifs ». La réflexion articulant effort de théorisation et regard sur les pratiques de recherche et d’enseignement a été également fructueuse, ouvrant un champ de travail d’une part sur les méthodologies pertinentes pour enquêter sur les réceptions réelles, d’autre part sur ce que l’on pourrait qualifier de « didactique des sujets sensibles », dans l’enseignement secondaire comme dans le Supérieur.

Enfin, rendre compte de ce colloque, c’est souligner non seulement la qualité des échanges, mais aussi les rencontres ainsi permises, notamment entre jeunes chercheurs et chercheuses et collègues plus confirmé·es.