Rencontres "Regards croisés sur l’inceste" Recension par Kathia Huynh

Kathia Huynh a invité Zélie Pemerle et Benoît Le Dévédec pour des conférences et échanges qui ont eu lieu à l'Institut Le Bel en mars 2025.

En mars 2025 s’est déroulé à l’Université de Strasbourg un cycle de conférences interdisciplinaire, organisé dans le cadre du postdoctorat « Le récit à l’épreuve de l’inceste (XIXe-XXIe siècle) », soutenu par l’ITI Lethica. Ont été invités à cette occasion de jeunes chercheuses et chercheurs spécialisés dans les violences et infractions sexuelles commises envers les mineur·es. Outre le fait que ces thèses en cours ou récemment soutenues témoignent de la légitimation et de l’institutionnalisation croissantes de ce domaine de recherche dans l’université française, ces conférences ont permis d’explorer les nouvelles approches et perspectives de recherche sur l’inceste. Dans l’idée de faire dialoguer les disciplines, ces rencontres ont été l’occasion de réfléchir à la façon dont un même sujet, l’inceste, est différemment appréhendé par des champs disciplinaires qui n’ont pas affaire aux mêmes textes, discours ou corpus, et ne se construisent pas sur les mêmes critères méthodologiques. Elles ont également permis d’exposer les interrogations, voire les critiques, de nature éthique, que la chercheuse ou le chercheur sur l’inceste est susceptible de rencontrer au cours de son travail.

Doctorante à l’Université Paris-Saclay (sujet de thèse : « Les violences sexuelles sur mineur·es de moins de quinze ans en France de 1914 à 2014 : pratique judiciaire et sensibilités », sous la direction d’Anne-Claude Ambroise-Rendu), Zélie Pemerle a donné le 17 mars 2025 une conférence sur « Le silence dans les récits d’inceste : restitution de discours et enquête historique, France, 1940-2003 ». À partir d’un corpus inédit constitué de procès en assises et en appel (Nord, Gironde, Rhône, Bouches-du-Rhône, Paris), Zélie Pemerle est revenue sur les défis qui se présentent à l’historienne spécialisée dans les questions de violences sexuelles, bien documentées par l’histoire du XIXe siècle, mais encore mal renseignées pour ce qui est du XXe siècle, et a fortiori du XXIe siècle. L’inceste pose en effet un redoutable problème à l’historien·ne : non seulement sa réalité est difficilement formulable par celles et ceux qui l’ont vécu et en témoignent ensuite devant les différentes instances de la justice, mais les processus de restitution eux-mêmes tendent à maintenir les silences, qui passent ainsi des discours aux archives. L’historien·ne doit alors « faire parler » ces silences véhiculés par les ellipses, les euphémismes, les images ou même les mots qui voilent la réalité. Abordé comme un « lieu » plutôt que comme un vide ou un manque, le silence permet de penser et de formuler la nature de l’indicible et des secrets.

Le 31 mars 2025, Benoît Le Dévédec, docteur en droit pénal de l’Université Paris-Panthéon Assas et auteur d’une thèse étudiant « Le discernement des mineurs en matière d’infractions sexuelles », a proposé une conférence intitulée « L’inceste, premier et dernier tabou du droit ». Scrutant les articles du Code civil et du Code pénal, Benoît Le Dévédec a suggéré que l’inscription (ou plutôt la non-inscription) de l’inceste dans la législation française correspond à la célèbre définition du tabou donnée par Michel Foucault dans La Volonté de savoir (1976), le premier tome de l’Histoire de la sexualité : « Affirmer que ça n’est pas permis, empêcher que ce soit dit, nier que ça existe ». C’est à la lumière de ces trois propositions successives qu’il montre comment l’inceste, retiré du Code pénal (1810) après la Révolution, se lit en creux d’abord dans les empêchements au mariage, puis dans l’impossibilité d’établir la double filiation, tous deux compris dans le Code civil, et enfin dans le silence (révolu) du Code pénal. C’est en 2010 seulement que l’inceste revient dans la législation pénale, avant d’être repris dans les lois Schiappa (2018) et Billon (2021). Benoît Le Dévédec rappelle toutefois que cette loi ne crée pas une nouvelle catégorie d’infraction ou d’interdit, et reste avant tout symbolique.

 

Dans ces conférences, le tabou de l’inceste est analysé depuis sa traduction discursive, c’est-à-dire l’indicible, prolongeant ainsi le chantier posé par le numéro « Dire l’inceste » de la revue Sociétés & Représentations (n° 42, 2016). Face au silence des archives et des Codes, Zélie Pemerle et Benoît Le Dévédec ont chacun·e adopté un geste de double transparence analytique et méthodologique. Il s’agissait en effet d’élucider les causes et les pressions (familiales, sociales, historiques, médiatiques, anthropologiques) qui s’exercent sur les silences comme sur les entreprises de révélation ou de nomination, mais aussi d’expliciter, dans une forme de retour réflexif, les biais compris dans les sources historiques et juridiques, et les méthodes de recherche.

Ces conférences ont également fait apparaître les cas problématiques et les interrogations éthiques qui peuvent se présenter aux institutions et aux chercheurs confrontés à l’inceste. Benoît Le Dévédec a ainsi montré que, s’il est impossible d’établir la double filiation pour un enfant né d’un inceste (ce qui reviendrait à inscrire à l’État-civil une généalogie incestueuse), il existe néanmoins dans la jurisprudence des cas où, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant (en l’occurrence, un enfant né de parents qui ignoraient totalement leurs propres liens de parenté), une décision pragmatique a pu l’emporter sur l’application stricte de la loi. Zélie Pemerle a quant à elle explicité les choix méthodologiques qui entreront en compte au moment de retranscrire dans sa thèse les témoignages tirés des documents d’archives : l’anonymat des agresseurs et le pseudonymat des victimes, en mettant la focale sur les un·es plutôt que sur les autres, relèvent d’une certaine manière d’une mise en pratique d’une éthique dans la recherche.

Enfin, les interventions de Zélie Pemerle et Benoît Le Dévédec, sans forcément le thématiser en tant que tel, ont également suggéré que les travaux sur l’inceste impliquent d’une manière ou d’une autre la chercheuse ou le chercheur, ce qui lui demande de se positionner sur plusieurs plans – dans sa recherche, dans son enseignement, voire dans ses interactions sociales. Dans une parenthèse pédagogique, Benoît Le Dévédec a précisé que, travaillant au quotidien sur le sujet des violences sexuelles, il avait trouvé dans l’humour un mécanisme de distanciation, réglé en fonction des réactions de son auditoire, en particulier lorsque celui-ci se compose d’étudiant·es. La question éthique qui se pose alors est de savoir que faire lorsque l’humour ne passe pas. Zélie Pemerle est revenue sur les difficultés auxquelles elle est confrontée en tant que jeune chercheuse sur l’inceste, tantôt prise pour le réceptacle de toutes les révélations (ce qui interroge la capacité ou la disponibilité de la chercheuse à recevoir une telle parole), tantôt elle-même enjointe au silence de la part de personnes qui, en fonction des plans où chacun·e se situe, ne peuvent ou ne veulent entendre ce qu’une historienne aurait à dire sur le sujet. Une autre question éthique, située sur le plan institutionnel, a été abordée dans les questions posées à Zélie Pemerle, régulièrement confrontée dans le dépouillage d’archives mal rangées à des documents et à des images pédopornographiques, potentiellement traumatiques. La question d’un suivi psychologique mise en place et encadré par les laboratoires de recherche ou les écoles doctorales, destiné en priorité aux jeunes chercheuses et jeunes confrontés à ces questions, s’est alors posée.

Kathia Huynh