Journée d'études "Actualités des récits d’inceste (1986-2025) : enjeux génériques, médiatiques et éthiques" Recension par Kathia Huynh

La journée organisé par Kathia Huynh s'est déroulée dans l'amphithéâtre Beretz du Nouveau Patio à l'Université de Strasbourg le 10 juin 2025.

Le 10 juin 2025, la journée d’études « Actualités des récits d’inceste (1986-2025) : enjeux génériques, médiatiques et éthiques » organisée par Kathia Huynh (Université de Strasbourg, ITI Lethica) est venue clôturer le projet postdoctoral « Le récit à l’épreuve de l’inceste (XIXe-XXIe siècle) » mené en 2024-2025. Partant du constat que les œuvres littéraires, du Viol du silence d’Eva Thomas (1986) à L’Hospitalité au démon de Constantin Alexandrakis et Cui-Cui de Juliet Drouar (janvier 2025), en passant par L’Inceste de Christine Angot (1999), La Familia Grande de Camille Kouchner (2021) et Triste Tigre de Neige Sinno (2023), ont activement participé aux prises de conscience collectives, la journée d’études a cherché à interroger les formes et les modes de représentation de l’inceste dans la littérature (adulte et jeunesse) et les arts visuels et graphiques (cinéma, bande-dessinée), en insistant sur les croisements entre les champs sociaux, médiatiques et littéraires, ainsi que sur les enjeux éthiques, éditoriaux et pragmatiques.

 

L’une des hypothèses examinées lors de la journée d’études a été d’ordre générique et esthétique : existerait-il un sous-genre du « récit d’inceste » ? Si oui, quelles seraient ses constantes ?

Le premier panel, « Comment raconter ? Éthiques et poétiques », s’est intéressé aux caractéristiques formelles présentes dans plusieurs récits d’inceste. Partant de la thèse de Dorothée Dussy, selon laquelle le tabou de l’inceste porte moins sur le faire que sur le dire, Cécile De Bary (Université Paris Cité) s’est demandé s’il y avait un empêchement spécifique à raconter dans les récits d’inceste. À partir des exemples de Triste Tigre de Neige Sinno et de Ce que Cécile sait. Journal de sortie d’inceste de Cécile Cée (2024), elle a montré comment l’impossible récit de l’inceste, sans cesse menacé par le silence et la vacance, pouvait être mené de biais, grâce à diverses stratégies de contournement, comme les contre-récits, les récits parallèles, la recherche d’une énonciation collective, ou le dessin, qui laisse au lecteur le soin de reconstituer une histoire pudiquement tue.

À travers une comparaison entre des récits d’inceste pour adultes (Chienne, de Marie-Pier Lafontaine, 2018 ; Outrages de Tal Piterbraut-Merx, 2021 ; Cui-Cui de Juliet Drouar, 2025) et pour adolescent·es (L’Instant de la fracture d’Antoine Dole, 2018 ; Les Longueurs de Claire Castillon, 2022 ; Théa te hait de Sandrine Beau, 2023), Anne-Claire Marpeau (INSPE de Strasbourg) a posé les questions suivantes : que signifie « parler à la première personne » ou « avoir un récit à soi » ? y a-t-il une différence entre ces deux corpus, dont le second (la littérature dite « jeunesse »), écrit et édité par des adultes, a pour spécificité d’être pensé en fonction de son lectorat ? En plus de faire ressortir les similitudes et les différences entre ces corpus, Anne-Claire Marpeau a soulevé les paradoxes et les problèmes qui traversent la littérature jeunesse, structurée autour d’une « utopie » de la parole : le devoir de « précaution », lié à la sensibilité présumée du public, va-t-il à l’encontre de l’injonction à « sortir du silence » en même temps formulée ? La convention générique de la fin heureuse, qui voit l’inceste dénoncé auprès des adultes, ne livre-t-elle pas un mensonge consolatoire, ou du moins une distorsion de la réalité ? La littérature jeunesse ne serait-elle pas au fond une littérature « adultiste », qui incite les enfants et les adolescent·es à prendre la parole dans un dispositif éditorial qui continue de la maintenir sous le contrôle des adultes ? En guise d’ouverture, la chercheuse invite la recherche et l’enseignement à repenser leurs pratiques et leurs approches, pour intégrer davantage le point de vue oublié des enfants.

Enfin, Justine Scarlaken (Université d’Oviedo) s’intéresse à un trait récurrent dans les récits d’inceste contemporains : la métalittérarité, érigée en éthique de l’écriture. Trois en particulier (Triste Tigre, L’Hospitalité au démon et Tiger, Tiger de Margaux Fragoso, 2011) lui servent d’observatoire. Selon elle, l’interrogation constante sur la représentation et sur sa légitimité, la déconstruction quasi-systématique de la tradition littéraire et la réflexivité comme principe structurant aboutissent à une nouvelle poétique testimoniale, où l’écriture devient l’objet et la méthode de l’investigation menée par le livre. S’élabore une « poétique de la transparence méthodologique », qui témoigne d’une volonté, et même d’une nécessité de repenser le canon, les outils critiques et les catégories traditionnelles, pour écrire l’inceste dans une optique littéraire et politique.

 

Le deuxième panel, « Exhumer les secrets : comment témoigner, comment enquêter ? », a pu s’appuyer sur les pistes élaborées lors de la première session pour prolonger la réflexion du côté des représentations de la parole et des poétiques du témoignage, abordés sous deux angles.

D’une part, à travers une figure de rhétorique qui interroge le dire de l’inceste. Léa Dumetier (Université de Strasbourg) s’est ainsi penchée sur l’usage de la prosopopée dans deux romans de l’auteur haïtien Makenzy Orcel (L’Ombre animale, 2016 et Une somme humaine, 2022), à travers laquelle l’auteur fait parler une morte incestée l’une par son père, l’autre par son oncle. Alors que dans le récit d’inceste non-fictif, il est apparu que la légitimité de celui ou celle qui écrit semble devoir être consolidée dans et par l’écriture, Léa Dumetier souligne le fait que la prosopopée, en faisant surgir une voix d’outre-tombe, constitue une parole d’autorité en fiction, qui interpelle le lecteur et la lectrice et lui interdit de se détourner du récit des violences. En figurant une parole tenue depuis un ailleurs émancipé de la domination (en principe), la prosopopée sert d’arme de combat dans les littératures de lutte contre la silenciation et la domination masculine. Et Makenzy Orcel, en scindant son patronyme réparti dans ses romans entre le personnage qui agresse et celui qui aide, semble vouloir indiquer que l’homme qui écrit, et qui écrit notamment des voix de femmes, se situe de part et d’autre de ce système d’oppression.

D’autre part, Victoria Klein (Université de Strasbourg) a mis en lumière l’importance du paradigme inquisitorial dans quatre récits d’inceste (Rien ne s’oppose à la nuit de Delphine de Vigan, 2011 ; La Familia Grande de Camille Kouchner, 2021 ; Ou peut-être une nuit de Charlotte Pudlowski, 2021 ; Triste Tigre de Neige Sinno, 2023). Ceux-ci prennent la forme d’un récit d’enquête (étudié par Laurent Demanze), qui porte sur les « lieux » de l’investigation ; en première ligne, donc, la demeure familiale. Du lieu au topos, Victoria Klein montre comment l’enquête part de la maison sous sa forme matérielle pour y revenir à sa réalité discursive : point de départ de l’anamnèse, le foyer est au centre d’une enquête qui se heurte aux légendes familiales cristallisées dans le lieu, dévoilé comme un tissu de mensonges que la collecte de documents doit venir démystifier. Le double récit de l’inceste et de l’enquête est aussi l’occasion pour les autrices de se construire un ethos d’enquêtrice, qui jette en retour le soupçon sur l’écriture. Si leur parole se trouve placée sous surveillance, précaution qui relève d’un geste éthique, cette réflexivité inquisitoriale fonde en même temps une autorité dressée contre l’oubli et les secrets familiaux.

Le troisième panel, « Trajectoires et prises de conscience », a cherché à suivre l’évolution en diachronie des formes littéraires et artistiques, en particulier cinématographiques, en lien avec les changements dans les mentalités et les sensibilités. Alexandra Juster (Université d’Innsbruck) a d’abord rappelé comment La Familia Grande de Camille Kouchner a fait évoluer #MeToo vers #MeTooInceste entre 2017 et 2021 en France, en insistant sur les mesures juridiques qui ont suivi le raz-de-marée médiatique provoqué par la publication. Julie Lesnoff a ensuite proposé une communication sur le cinéma américain et européen, en se demandant comment la société audio-visuelle a perpétué le tabou de l’inceste. Après avoir étudié les adaptations de Lolita de Nabokov (celles de Stanley Kubrick en 1962 et d’Adrian Lyne en 1997), qui ont transformé le viol incestueux en relation érotique consentie, puis analysé le travail sur l’image dans la série Twin Peaks (1990-1991 et 2017) et le film Fire Walk with me (1992) de David Lynch, elle s’est attardée sur des films européens très peu diffusés aux États-Unis (Un amour impossible réalisé par Catherine Corsini en 2018 ou Cassandre d’Hélène Merlin, sorti en 2025), qui tentent une brèche dans une industrie cinématographique encore structurée par le silence et le déni.

Enfin, le quatrième panel, « Éthiques de la réception », s’est proposé de prendre en compte les réceptions empiriques et concrètes des récits d’inceste, souvent laissées de côté par les théories de la lecture et de la réception, faute de cas d’études.

Gaëlle Le Sann (Université de Strasbourg) s’est d’abord penchée sur un apparent paradoxe : comment une lecture qui fait mal peut-elle faire du bien ? Quelles peuvent être les vertus thérapeutiques d’un livre traumatique ? Dans une étude inspirée par les pratiques de bibliothérapie, qu’elle définit moins par sa finalité médicale ou psychothérapeutique qu’à partir des effets concrets de la lecture, Gaëlle Le Sann invite des victimes d’inceste et des militant·es côtoyant des victimes à revenir sur leur expérience de lecture, à partir d’un corpus constitué de J’avais douze ans de Nathalie Schweighoffer (1990), Y avait-il des limites si oui je les ai franchies mais c’était par amour ok de Michelle Lapierre-Dallaire (2021), Triste Tigre de Neige Sinno (2023) et la fiction collective « Cela » insérée à la fin du collectif La Culture de l’inceste (2022) dirigée par Iris Brey et Juliet Drouar. Soucieuse de resituer, de restituer et de respecter la parole des personnes entendues, elle fait apparaître ce que pourraient être les vertus thérapeutiques de l’objet-livre : s’il permet d’« aller mieux », c’est parce qu’il entre en résonance avec un vécu, sort de l’isolement ou du silence par la création d’un dialogue indirect, et nourrit une prise de conscience collective qui prélude à l’action.

Marthe Garzon (ENS Paris), enfin, a terminé la journée par une communication puissante, inspirée des méthodes de l’autothéorie, sur les « réceptions du déni ». En revenant sur les causes du déni et en proposant une nomenclature, elle montre que celui-ci est une réaction structurant non seulement la réception, mais la société tout entière. Selon elle, le problème n’est pas tant de lire un récit d’inceste, mais de faire le lien, ensuite, avec la réalité de l’inceste, sitôt entendue, sitôt oubliée. Il y aurait donc une différence entre « recevoir » et « entrer en relation avec » le récit d’inceste, et a fortiori avec l’incesté·e. Aussi cette relation doit-elle être repensée de façon collective pour faire bouger les lignes du déni et pouvoir ouvrir l’espace d’une écoute.

 

La journée s’est achevée sur un entretien avec l’autrice et militante Cécile Cée autour de son essai auto-socio-bio-graphique Ce que Cécile sait. Journal de sortie d’inceste (2024). Elle est notamment revenue sur la genèse du livre, qu’elle envisage comme un objet politique, sur son retour au dessin ainsi que son rapport aux images concrètes et symboliques, et sur l’importance qu’a eue pour elle la découverte de la recherche collective. Elle a également souligné l’importance d’une réflexion sur la forme que choisissent d’adopter les recherches sur l’inceste à l’université, en insistant sur le sens de la distribution et du dispositif des prises de parole.

Kathia Huynh